Transition écologique, un levier incontournable pour démocratiser l’accès à l’eau
En 2015, l’ONU adoptait dans un élan unanime l’Agenda 2030, et les 17 Objectifs de développement durable (ODD) pour mettre fin à la pauvreté, sauver la planète et bâtir un monde pacifique. Parmi ces 17 Objectifs, le 6e objectif (« Garantir l’accès de tous à des services d’alimentation en eau et d’assainissement gérés de façon durable ») traduisait la forte ambition -et pour la première fois la priorité- donnée au développement de l’accès à l’eau.
Le 22 janvier 2020, le Secrétaire général des Nations unies lançait la Décennie d’action pour atteindre les objectifs mondiaux. Un appel pour accélérer la mise en œuvre de solutions durables face aux défis majeurs auquel le monde est confronté, de la pauvreté et de l’égalité des sexes aux changements climatiques, aux inégalités et à la résorption des écarts financiers.
Des progrès ont été engrangés, il faut bien le reconnaître. Mais restons lucides : plus de 1 milliard de personnes à travers le monde ne « bénéficient » pas d’un accès à un service de base, parmi lesquelles 280 millions vivent à plus de trente minutes d’un point d’eau (saine) et près de 150 millions de personnes continuent à boire et utiliser de l’eau de surface non traitée, de cours d’eau, lacs ou rivières pollués. 800 enfants meurent chaque jour de maladie hydrique…Et le calendrier volontariste déraille.
Aujourd’hui, cette dynamique initiée en 2015 et rappelée en 2020 est mise à mal par la succession de crises qui secouent le monde : crise du COVID, désordres économiques dans une reprise très inégale, laborieuse et chahutée, réchauffement climatique et ses effets, crises géopolitiques. Autant de défis et de challenges à surmonter pour poursuivre la marche en avant vers un développement durable, inclusif et universel ; plus de temps à perdre, c’est maintenant qu’il faut se remettre en question.
La crise du Covid nous a rappelé l’importance de l’eau, et nous en a fait payer le prix sanitaire. Comment renforcer l’hygiène, l’un des premiers facteurs de lutte contre le développement de l’épidémie, sans accès à l’eau ? Comment vivre confinés, comme cela a dû être le cas dans de nombreuses villes, de nombreux territoires, durant ces deux dernières années, sans accès à l’eau pour les besoins vitaux ?
L’accès à une eau saine a été un fort facteur discriminant dans la lutte contre la diffusion du virus, et de facto un élément d’inégalité et d’injustice d’autant plus insupportable entre les populations qui en disposaient et les autres.
Et ce n’est pas la première fois : l’épidémie du virus Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014-2015 , la flambée du Choléra en Haïti avaient déjà pointé le manque d’accès à une eau saine par la population dans la lutte contre la propagation virale. Pourtant, et s’agit-il d’un paradoxe de l’urgence, c’est essentiellement vers l’amélioration des systèmes de santé que se sont concentrées les aides durant la crise et post-crise. Plus de moyens sur l’urgence, sur le développement des soins, de la surveillance sanitaire (tests) et de la vaccination, mais au global en restant à moyen constant. Or, on assiste à un repli sur soi de la plupart des pays donateurs, et de fait, l’accès à l’eau est devenu non prioritaire.
Les chiffres de l’OCDE sur l’aide au développement illustrent cette réallocation : en 2019, le montant de l’aide versée par les pays donateurs (APD) était de 156 milliards de dollars. Il était de 163 milliards de dollars en 2021, dont 10,2% consacrés à la crise COVID, soit finalement 146 milliards de dollars, en baisse donc de 10 milliards à périmètre constant.
La politique « quoiqu’il en coûte » en France et dans bien d’autres pays du monde, visant à protéger les populations et amortir le choc de l’arrêt de l’activité économique pendant cette période a un coût qu’il faut maintenant assumer : les budgets sont réalloués, rognés, les programmes de développement sont décalés ou même revus.
Enfin, toujours sur l’impact de la crise de Covid vis-à-vis du développement de l’accès à l’eau, rappelons qu’un de ses défis majeurs est le développement des compétences. Pendant deux ans, les échanges concrets d’expérience n’ont plus été possibles, et le frein sur les échanges de personnes a mis à mal ce développement des compétences indispensable. Et pour parachever cette succession de crises et de coups, l’été 2022 est venu se rappeler à nous : oui, le réchauffement climatique est en marche, et ce n’est pas sans conséquence !
Rester mobilisés sur les objectifs, et en particulier sur l’ODD6 ne suffit plus dans ce contexte : il faut changer de paradigme. C’est-à-dire d’une part, remettre en cause les hypothèses sous-jacentes du modèle de développement actuel, et d’autre part s’adapter avec souplesse à un environnement devenu plus difficile à prévoir, en apportant des réponses techniques, économiques, institutionnelles et financières décloisonnées.
N’hésitons pas à remettre en question l’universalité supposée des modèles jusqu’alors pratiqués au bénéfice de solutions inclusives plus adaptées aux contraintes locales. Ces remises en cause sont multiples : sur les usages de l’eau – quel rang de priorité ? -, sur la tarification – industriel/local/social -, sur les modèles techniques et de gouvernance qui associent opérateurs, investisseurs, usagers et parties prenantes, et bien évidemment sur la mobilisation des ressources humaines et financières.
Les conflits d’usage se multiplient. Le réchauffement climatique et la pression démographique sur certaines régions, sur les villes, accentuent déjà ces conflits d’usage. Certains anticipent des « guerres de l’eau ». Les réflexions doivent être menées systématiquement et complètement, au-delà des conflits séculaires usages domestiques contre usages agricoles ou usages industriels par exemple : les réflexions doivent intégrer aussi le pourquoi et questionner, si besoin, les pratiques.
La tarification pour sa part est le levier le plus puissant pour régler les conflits d’usage et procède d’un choix politique majeur. Des expérimentations ont eu lieu, la plus emblématique en Afrique du Sud à la fin de l’apartheid pour privilégier le besoin domestique. Mais aussi certains partis pris sur les modèles techniques sont à remettre vigoureusement en cause.
Par exemple, encore aujourd’hui, des pertes de 20 % à 30 % sont considérées par certains gestionnaires de réseau comme acceptables, tandis qu’un réseau qui affiche des pertes de moins de 10 % est jugé comme performant ! Quelle industrie accepterait des pertes de ce niveau entre sa production et ses livraisons au consommateur ? C’est une question de ressources et de moyens (plus de moyens pour rechercher et réparer les fuites, plus vite, plus de renouvellement de réseau, mieux ciblé, plus de sécurisation du réseau pour éviter les fraudes) ; c’est une question d’investissement, mais aussi d’entretien des infrastructures – plutôt que d’en développer toujours de nouvelles. Cela signifie aussi que le vrai « coût de l’eau » est largement supérieur au niveau que nous estimons depuis des décennies : là aussi, il convient de remettre en cause les hypothèses.
D’autres réflexions sur les modèles techniques doivent aussi être poussées : sur la réutilisation des eaux usées, y compris à vocation potable, sur des standards de qualités d’eau adaptés et différenciés selon les usages. Les modèles techniques des infrastructures peuvent eux aussi évoluer et -au cas par cas- des réflexions pourraient être engagées afin d’évaluer la pertinence des infrastructures différenciées en fonction des usages, et pour maintenir prioritaire l’usage domestique.
Ce n’est qu’au prix de ces changements de paradigme que sera atteint cet objectif de garantir l’accès de tous à des services d’alimentation en eau et d’assainissement gérés de façon durable, l’un des objectifs de développement durable pour lutter efficacement contre la pauvreté et tenter de bâtir un monde pacifique.
Ne nous y trompons pas : le monde a considérablement évolué ces deux dernières années et continuera inexorablement à évoluer sous l’effet des transformations en cours. Se remettre en question, changer maintenant de paradigme, c’est avec la transition écologique et les prises de conscience que celle-ci induit déjà que le développement de l’accès à l’eau trouvera un rebond indispensable.
(*) Président (Re)sources, ancien président Afrique du Medef et ancien président Afrique/Moyen Orient Veolia.
(**) Président de Services for Environment et membre de (Re)sources.
Source : La Tribune