LE YÉMEN, MENACÉ DE DISPARAÎTRE À CAUSE D’UN MANQUE D’EAU
Tribune de Franck Galland, expert des questions sécuritaires liées aux ressources en eau, membre de (Re)sources
Le 22 mars 2012 était rendu public par Hillary Clinton, alors Secrétaire d’Etat de Barack Obama un rapport commandée à l’Office of the Director of National Intelligence (DNI), dont l’intitulé était « Global Water Security[1] ». Ce 22 mars, journée mondiale de l’eau, ce document dévoilait pour la première fois les analyses de la communauté nationale du renseignement américain sur les scénarios sécuritaires que le manque d’eau allait induire pour des pays alliés des États-Unis, impliquant potentiellement une réponse américaine, qu’elle soit d’ordre humanitaire ou militaire.
Le Yémen y figurait en triste place. Bien avant que la rébellion houthie ne s’empare de Sanaa en septembre 2014 déclenchant une guerre religieuse et clanique, le pays était déjà considéré comme le plus pauvre en eau de la planète[2].
Il est loin le temps – mais c’était pourtant il y a moins de 40 ans – où le Yémen était appelé l’Arabia Félix, l’Arabie heureuse, partie la plus fertile de la péninsule arabe, dotée d’infrastructures hydrauliques ancestrales comme en attestent les vestiges du barrage de Marib, considéré comme le plus ancien ouvrage hydraulique du monde.
Le Yémen : un stress hydrique inédit mais une culture de drogue en croissance
Le Yémen de 2018 compte en effet moins de 200 m3 d’eau/habitant/an en termes de ressources renouvelables. Les projections à 2050 attestent de perspectives affolantes, puisque ce chiffre, déjà tragiquement bas, tombe à 40 m3 d’eau/habitant/an.
Du jamais vu à l’échelle d’une nation de 25,3 millions d’habitants, dont la population était prévue pour doubler dans les 25 prochaines années ; ce qui fait dire aux experts du renseignement américain que le Yémen peut disparaître en tant que nation, à cause d’un manque d’eau et d’infrastructures vitales pour la survie des populations.
Cette descente aux enfers a plusieurs raisons. Elles se retrouvent dans de nombreux autres pays ne disposant d’aucune ou d’une faible gouvernance vis-à-vis des ressources en eau comme par exemple le manque d’investissement en renouvellement et en maintenance des infrastructures collectives existantes ou des capacités de pompages individuelles surmultipliées venant un peu plus appauvrir les nappes phréatiques.
Enfin, comme ailleurs, c’est très souvent – trop souvent – l’absence de réformes des pratiques d’irrigation agricole qui continue de mettre les ressources en eau sous pression. Cependant, le Yémen a une spécificité qu’elle partage avec un autre pays soumis à stress hydrique qu’est l’Afghanistan. L’Afghanistan comme le Yémen utilisent en effet une grande partie de leurs ressources en eau pour produire de la drogue : l’opium pour le premier qui en est le plus grand producteur de la planète ; le qat pour le second, également leader mondial dans son domaine.
Véritable fléau régional qui sévit au Yémen et sur une partie de la Corne de l’Afrique, le «cath edulis» a pour conséquence de neutraliser quotidiennement une grande partie de la société yéménite. Plus de 30% des terres arables du Yémen seraient utilisées pour la culture de cette plante euphorisante qui consommerait entre 40 et 50% de l’eau destinée à l’agriculture. Les surfaces de qat cultivées auraient doublé depuis 1970 au détriment des céréales, devenant la principale culture du Yémen. Cette drogue monopolise également 70% des pesticides utilisés dans ce pays, eux-mêmes en forte augmentation et qui induisent une pollution accrue des sols et des nappes.
De quoi encore un peu plus complexifier l’équation sécuritaire actuelle, car le contrôle du trafic de qat fait aussi l’objet d’enjeux territoriaux entre milices armées, qui se sont de facto partagées le territoire yéménite[3]. Il est en effet estimé que le qat rapporte aux alentours de 8000 USD par hectare, et représentait avant le conflit entre 20% et 30% de la dépense des ménages yéménites[4].
Le Yémen en proie à un terrible conflit visant les populations et les infrastructures de services essentiels
A ce fléau qu’est le qat, conduisant à une diminution inexorable des ressources en eau et une dégradation de leur qualité, sont venus s’agréger les conséquences d’un conflit de haute intensité qui ne dit pas son nom.
Dans ce conflit, qui est une guerre par procuration que se livrent l’Arabie Saoudite, à la tête d’une coalition de pays arabes sunnites, et l’Iran chiite, ce sont les populations et leurs infrastructures vitales qui sont visées, comme ce fût le cas en Syrie et en Irak. Parmi elles, les infrastructures en eau, en énergie, mais également en assainissement.
Ce fût par exemple le cas d’une station vitale au traitement des eaux usées de Sanaa et de sa périphérie. Dès le 26 mars 2015, cette usine d’épuration était victime de dégâts collatéraux causés par des bombardements. Le 17 avril 2015, elle dût supporter les conséquences du ciblage d’une installation électrique essentielle à son fonctionnement[5]. Or, sans électricité, comme les conflits de Syrie et d’Irak l’ont montré encore récemment, il ne peut y avoir de production ni de distribution d’eau, et pas plus de collecte ni de traitement d’eaux usées.
Ensuite, ce fût le tour du fioul, nécessaire à l’approvisionnement des groupes électrogènes qui secouraient électriquement la station, d’être rationné en raison du blocus naval imposé, à compter de mai 2015, à un pays manquant progressivement de tout.
Moins de deux ans après les faits, force est de constater que les conséquences de la disparition quasi complète des capacités de traitement en eaux usées de la capitale yéménite ont un prix démesuré, qui vient renforcer la souffrance de populations, privées de médicaments et dépendantes de l’aide alimentaire.
L’arrêt de l’usine d’épuration ou son fonctionnement erratique sont ainsi en grande partie à l’origine de l’épidémie de choléra qui frappe le pays, et en particulier les zones sous contrôle des rebelles. Le cap d’un million de personnes malades a été dépassé, dont beaucoup – et parmi eux de très nombreux enfants – sont amenés à disparaître faute de soin. Chronique donc d’un drame annoncé.
Les conséquences environnementales de ce manque de capacités épuratoires seront également très lourdes, tant les sols et l’eau des nappes, dans et autour de la capitale yéménite, sont maintenant durablement pollués. C’est ainsi un désastre environnemental et humain que cette guerre a fait naître par un ciblage délibéré ou indirect d’infrastructures essentielles à la vie, dont l’assainissement.
Il est temps que ceci cesse. Au Yémen et dans les conflits récents, trop d’ouvrages essentiels à la vie (eau, assainissement, électricité) ont en effet été bombardés, soit pris pour cibles directes ou touchés de manière collatérale.
Respecter les Conventions de Genève et adopter une résolution Eau et Sécurité au Conseil de Sécurité des Nations Unies
Pour enrailler cette tendance néfaste, il apparaît essentiel d’imposer un strict respect du droit humanitaire. De ce point de vue, les protocoles additionnels des Conventions de Genève de 1949, relatifs à la protection des victimes dans les conflits armés internationaux, sont censés protéger les installations critiques comme les barrages, les digues et les usines de production d’énergie nucléaire, en vertu de leur article 56.
Dans le cas de conflits armés non internationaux, les seconds protocoles datant de 1977 exigent également une protection absolue de ces ouvrages dans leur article 15. Il existe même une signalétique bien spéciale, mais trop rarement utilisée, pour signifier l’importance de ces infrastructures essentielles afin de les protéger des bombardements : trois cercles orange horizontaux (comme un feu tricolore mais à l’envers) suffisent normalement à rendre ces lieux invulnérables.
Il est fondamental que la neutralité des ouvrages d’importance vitale pour les populations (eau, énergie et assainissement), au même titre que celle des hôpitaux, soit assurée. C’est précisément le sujet que le Sénégal a souhaité porter devant le Conseil de Sécurité des Nations Unies, au même titre que celui de l’hydro-diplomatie : à savoir la prévention et la résolution des conflits transfrontaliers liés aux ressources en eau.
Profitant de sa présidence du Conseil de Sécurité, le Sénégal a ainsi permis de porter le débat au meilleur niveau, en organisant le 22 novembre 2016, une session portant sur les enjeux stratégiques et sécuritaires liés aux ressources en eau afin d’ouvrir une voie politique allant jusqu’à une résolution du Conseil de Sécurité sur la thématique Eau & Paix. Le Sénégal entendait en cela suivre le même chemin que la Namibie qui avait réussi à faire aboutir, en 2000, une résolution historique, la 1325, intitulée Women, Peace and Security. Elle portait sur le rôle des femmes dans la résolution des conflits, les négociations de paix, et la reconstruction. Même si une résolution sur Eau et Sécurité n’a pu pour l’heure aboutir, nul doute qu’elle doit d’urgence émerger. Au-delà du Conseil de Sécurité, ce sont également vers les instances régionales stratégiques (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord – OTAN, Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe – OSCE, Organisation de Coopération de Shanghaï – OCS, Conseil de Coopération du Golfe – CCG, …) que doit être promu le besoin fondamental de protéger juridiquement et physiquement les infrastructures en eau, en assainissement et en énergie durant les conflits.
Auteur : Franck Galland
Spécialiste des questions sécuritaires liées aux ressources en eau, Franck Galland dirige Environmental Emergency & Security Services, (ES)², cabinet d’ingénierie-conseil spécialisé en résilience urbaine. Chercheur associé à Fondation pour la Recherche Stratégique, son dernier ouvrage, paru en mars 2014 chez CNRS Editions, est intitulé « Le Grand Jeu. Chroniques géopolitiques de l’eau ». Membre de (Re)sources.
[1] « Global Water Security, Intelligence Community Assessment », Office of the Director of National Intelligence, 2012.
[2] « Crisis in Yemen : Food, Water and the ‘Slow Motion Coup’ », Tess Marslen & Sinéad Lehane, Global Food and Water Crises Research Programme, Future Directions International. Février 2015.
[3] « Yémen : L’ONU inquiète du risque de partition », Le Monde, Marie Bourreau et Louis Imbert, 18 janvier 2018.
[4] « De l’eau pour le Yémen », Cercle Les Echos, Franck Galland, 11 mai 2015 .
[5] « From bombs to cholera in Yemen’s war », The New York Times, Alia Allana, 19 novembre 2017.Voir toutes les tribunes des membres