Statut de l’eau et innovations financières
Publié le , Séréna Lavignolle et Sophie Serdet, étudiantes au sein du LL.M. Law and Tax Management, EDHEC Business School
Elle est nécessaire à leur quotidien en raison du réchauffement climatique. La diffusion d’une telle œuvre lors du festival est révélatrice de l’intérêt grandissant pour les enjeux liés à l’accès à l’eau au niveau mondial et d’une volonté de faire mieux.
L’eau est une ressource essentielle dans nos sociétés modernes pour le développement de l’agriculture et de l’industrie. Elle est naturellement présente de manière inégale selon les territoires ; une inégalité qui se creuse du fait des changements climatiques et des conjonctures socio-économiques de ces zones. Les enjeux liés à l’eau nous apparaissent de manière toujours plus évidente au fur et à mesure que les effets du réchauffement climatique se font sentir. Les répercussions de la raréfaction des sources d’eau potable ont des conséquences sur tous les aspects de la vie des populations concernées.
La part d’eau sur Terre facilement utilisable par l’Homme, c’est-à-dire non-salée, gelée ou polluée est inférieure à 1% et est amenée à se réduire encore à l’avenir. La journée mondiale de l’eau le 22 mars dernier a d’ailleurs été l’occasion pour l’UNESCO de rappeler son objectif de développement durable “eau propre et assainissement pour tous” à l’horizon 2030[1].
L’instauration d’un cadre juridique
Du fait de son caractère précieux, il est nécessaire de fixer un cadre légal autour de l’eau et de son administration afin d’en assurer une utilisation durable et un accès équitable. Cependant, l’eau se caractérise par son perpétuel mouvement ; elle traverse les terrains publics comme privés ainsi que les frontières. Il est donc difficile d’instaurer un cadre juridique pour en garantir la protection.
A) En France
En droit français, les premiers textes juridiques autour de la thématique de l’eau datent de l’époque Napoléonienne, et visent à déterminer le régime de propriété de l’eau. L’article 714 du Code civil dispose que l’eau est une res communis: « Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d’en jouir »[2].
Progressivement, le droit à l’eau voit le jour en France avec les trois grandes lois sur l’eau, l’objectif étant d’atteindre un droit de l’eau unifié au niveau européen puis mondial.
La première grande loi sur l’eau date du 16 décembre 1964[3] et porte sur le régime et la répartition des eaux ainsi que sur la lutte contre la pollution de l’eau. La seconde grande loi est celle du 3 janvier 1992 [4]et la protection de l’eau en qualité de patrimoine commun de la nation. Enfin, la loi du 30 décembre 2006[5] s’intéresse notamment aux milieux aquatiques et instaure un droit à l’eau introduit à l’article L.210-1 du Code de l’environnement[6] qui dispose que « l’usage de l’eau appartient à tous et [que] chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, a le droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous ».
L’existence du « droit à l’eau » en France sert ainsi de garde-fou contre une gestion trop privée de l’eau. Ainsi, depuis la loi Brottes de 2013[7], il est par exemple interdit aux fournisseurs de couper ou diminuer le débit d’eau d’un logement principal pour cause d’impayés[8]. Pour autant, dans les faits, 60% du marché de l’eau en France est privatisé[9] et l’application concrète du “droit à l’eau” ne fait pas consensus. Ainsi, le 31 mars 2021, le Sénat a rejeté une proposition de loi visant à garantir effectivement le droit à l’eau par la mise en place de la gratuité sur les premiers volumes d’eau potable et l’accès pour tous à l’eau pour les besoins nécessaires à la vie et à la dignité. Le risque d’apparition d’effets pervers tels que l’augmentation du coût marginal de l’eau et un gaspillage accru de la ressource a en effet été pointé par la commission[10].
B) A l’international
Une difficulté supplémentaire réside dans le fait que les règles applicables à l’eau diffèrent d’un pays à l’autre. Or l’eau étant en mouvement et n’ayant pas de frontière, le cadre juridique de l’eau manque d’unicité et de précision. En 2010, l’ONU affirme que l’accès à l’eau « potable, salubre, propre, accessible et abordable et [à] l’assainissement pour tous » est un droit fondamental et souligne les enjeux majeurs qui en découlent.
Enjeux sociaux
Selon l’OMS, sur 7 milliards d’humains, 2,1 milliards n’ont pas un accès satisfaisant à l’eau potable. Avec l’essor démographique et la hausse des niveaux de vie, la demande en eau ne cessera de s’accroître. Or, l’eau est inégalement répartie sur le globe terrestre et sera donc au cœur des tensions. Il est donc urgent et nécessaire d’appréhender la question et la gestion de l’eau d’un point de vue international pour pallier ces inégalités d’accès à l’eau potable.
Enjeux politiques et géopolitiques
Ces inégalités sociales face à l’accès à l’eau engendreront immanquablement de fortes tensions géopolitiques. Sans évolution du cadre juridique international, nous assisterons inévitablement à la multiplication des conflits autour de l’eau. Le droit international prévoit en effet un principe de souveraineté territoriale qui permet aux États de gérer leurs ressources en eau comme bon leur semble. Les seules limites à cette liberté sont l’obligation de ne pas causer de dommages et le respect de l’utilisation équitable de la ressource en eau, mises en lumière par la Cour Internationale de Justice dans son arrêt Gabcikovo-Nagymaros du 25 septembre 1997[11]. D’après l’ONU, 300 rivières transfrontalières peuvent déjà constituer un enjeu conflictuel majeur dans un avenir très proche[12].
Enjeux économiques
L’eau étant à la fois essentielle à la vie et au cœur de tensions politiques et économiques, plusieurs visions conflictuelles de son traitement s’affrontent. L’eau doit-elle répondre à une logique de bien commun (donc répondant à une définition sociale) ou de bien marchand (répondant ainsi à une définition économique) ?
Cette question centrale de la définition du statut de l’eau pose une question cruciale : faut-il interdire la privatisation de l’eau? Certains affirment que la gestion de l’eau nécessiterait la mise en place d’une gouvernance mondiale. L’eau étant indispensable pour vivre, sa gestion devrait être une priorité des Etats et devrait être fournie gratuitement à toutes les populations. Pour les partisans de l’interdiction de la privatisation de l’eau, l’eau est comparable à l’air et tout un chacun ne devrait pas payer pour avoir accès à l’eau potable. A l’inverse, les partisans de la privatisation de l’eau soutiennent que l’eau a un coût, et qu’il faut en payer le juste prix afin d’éviter le gaspillage. A titre d’exemple, pour toute consommation excédant 50 litres par jour par personne, les individus devraient payer pour leur consommation d’eau supplémentaire.
Bien que l’eau soit l’une des problématiques centrales du 21e siècle sur la scène politique internationale et qu’un “droit à l’eau” soit mentionné dans le droit français et apparaisse dans les objectifs de l’UNESCO pour 2030, aucune mesure forte ne semble pour l’instant affirmer son caractère fondamental tel que voulu par l’ONU dans sa déclaration du 28 juillet 2010. Rendre « publiques » les eaux terrestres semble pour l’heure utopique. Il s’agit donc de chercher comment améliorer l’efficacité des entreprises visant à répondre raisonnablement aux besoins globaux en eau et limiter l’activité spéculative sur cette ressource qui se raréfie.
L’eau comme nouvelle tendance d’investissement
L’eau n’étant pas consacrée comme un bien commun absolu, elle demeure donc un bien économique sujet à la spéculation et à la privatisation. A l’échelle mondiale, les fonds d’investissements spécialisés dans les différentes activités liées à l’eau connaissent une croissance soutenue. Le fonds leader de cette catégorie, Pictet Water, gère près de 8 Millions d’euros d’actifs et la performance moyenne sur 5 ans des gestionnaires atteint les 11%[13]. Depuis 2020, le Chicago Mercantile Exchange a ouvert le marché des contrats à terme à l’eau en créant un nouvel indice NQH2O permettant ainsi la spéculation sur cette ressource. L’ouverture des marchés financiers aux ressources naturelles permet techniquement de drainer des flux d’investissement vers les opérations de préservation et d’assainissement de l’eau. Si l’ouverture de ce marché était initialement justifiée par le besoin pour les agriculteurs californiens de se prémunir contre les aléas climatiques notamment, elle augmente également le risque de spéculation et de privatisation intensive de l’eau[14].
Ces outils financiers traditionnels sont donc de bons pourvoyeurs d’investissements mais leur nature intrinsèque peut engendrer des effets contre-productifs. En effet, la spéculation peut entraîner une raréfaction par retenue d’eau ainsi qu’une dé-corrélation entre le prix de l’eau et sa valeur réelle. Ainsi, le « marché de l’eau » aurait déjà des impacts négatifs dans certaines zones de tension comme l’Amérique Latine ou l’Asie du Sud et de l’Ouest.
A) La blockchain, un avenir pour l’eau ?
Force est de constater que l’eau est une ressource conflictuelle qu’il faut moderniser quant à sa gestion et à son administration d’un point de vue national, mais surtout international. Si la politique et l’économie ainsi que le droit ne parviennent pas à encadrer le statut de l’eau pour en garantir une gestion équitable et pérenne, les innovations liées à la blockchain et aux crypto monnaies peuvent être une alternative porteuse d’espoir.
La blockchain est définie comme une base de données contenant l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateurs depuis sa création, sans que l’information ne puisse être corrompue. Cet historique est par ailleurs anonymisé et accessible à tous. Il s’agit d’une technologie décentralisée donc a priori plus sûre que les réseaux d’information traditionnels.
Les technologies liées à la blockchain en général sont porteuses d’innovation dans tous les domaines. En termes de gestion de l’eau, des initiatives comme celle mise en place par les entreprises Ledger et Birdz permettent de lutter contre les cyber-attaques visant à polluer les réseaux de distribution d’eau potable en contrôlant la qualité de l’eau et en chiffrant de bout-en-bout les données collectées[15]. En France, la gestion de l’eau a été décrétée secteur d’activité d’importance vitale par un arrêté du 2 juin 2006[16] ; la fiabilité et la transparence des données communiquées aux différents acteurs opérant sur les réseaux d’assainissement et de distribution d’eau sont donc cruciales. Le projet vise à mettre en place une sonde collectant les informations sur la qualité de l’eau de manière précise et en temps réel, tout en protégeant cette donnée de sa collecte à sa destination finale. Une autre application similaire de la blockchain est réalisée par le groupe Suez sous le nom de CircularChain pour le traitement des boues, donc des eaux usagées en France[17]. La blockchain trouve déjà des applications concrètes au niveau de l’économie circulaire et permet donc une optimisation des processus de traitement des eaux destinées à la consommation.
Le développement de la blockchain a permis l’émergence de nouvelles monnaies liées à la thématique de l’eau ces dernières années, les “Water coins”.
B) Les crypto-actifs laissent entrevoir de nouvelles opportunités
La monnaie CryptoWater $C2O[18] a été créée en 2017 afin de financer et sécuriser la mise en bouteille de l’eau et protéger les consommateurs contre les risques engendrés par le bisphénol A. Basé sur la blockchain Ethereum, le CryptoWater est enregistré sur deux plateformes de crypto mais semble pour l’instant faiblement actif. Ce type de crypto-actif semble avoir une vocation durable. Cependant il s’agit d’une entreprise privée à but lucratif, et on retrouve donc le même risque de spéculation et de captation des ressources que pour les moyens de financement plus traditionnels.
L’O’Clear WTR[19], créé en 2018 par la société Sunwaterlife qui fournit des systèmes mobiles et autonomes de purification de l’eau pour les pays en voie de développement, avait pour but de promouvoir une distribution décentralisée d’eau potable. L’utilisation de ce crypto-actif permettait d’encourager l’investissement, d’assurer la traçabilité des transactions ainsi que leur facilité d’utilisation pour les consommateurs locaux qui pouvaient payer leur eau par SMS grâce aux jetons. Cependant l’ICO (Initial Coin Offering) du WTR ne semble pas avoir abouti même si l’entreprise propose toujours ses solutions de fourniture d’eau potable.
Il existe également différents projets à vocation purement humanitaire. Le YSS Watercoin[20] a par exemple été conçu afin de financer un projet communautaire aux États-Unis visant à assurer l’apport d’eau de haute qualité aux populations qui n’y ont pas accès. Le taux de conversion de jetons en gallons d’eau étant fixe, aucune spéculation n’est possible.
Le Clean Water Coin[21], soutenu par l’ONG The Water Project, avait pour objectif de fournir de l’eau potable aux populations d’Afrique Sub-saharienne. Il permettait un financement sûr des activités de charité et était convertible en bitcoin. L’usage de cette monnaie fonctionnait comme suit : toute transaction engendrait un versement de 0.1% de sa valeur au fonds de charité. Créé en 2014, il est désormais inactif.
A l’image du Clean Water Coin et du O’Clear WTR, s’il est aisé de trouver des initiatives liant crypto-actifs et préservation de l’eau, il est bien plus difficile d’obtenir l’information réelle sur le succès/échec de ces crypto ou sur la mise en place effective des solutions relatives à l’assainissement de l’eau. La plupart de ces monnaies ne sont pas enregistrées sur les plateformes de crypto-actifs ou présentent un volume et une valeur quasi nuls. Il existe donc de réelles opportunités mais aussi une marge d’amélioration dans l’exploitation responsable des crypto-actifs dédiés à “l’or bleu”. En termes de sécurité et afin d’éviter des dérives spéculatives, l’encodage des nouvelles monnaies devra favoriser une utilisation éthique en alignant par exemple leur valeur sur la disponibilité des ressources en temps réel. Le fonctionnement des stablecoins, des crypto-actifs peu volatiles dont la valeur est adossée à la valeur réelle d’un autre produit – comme une matière première par exemple – pourrait être une piste de réflexion pour le contrôle du prix de l’eau et le maintien de son accessibilité[22].
En outre, la fiscalité qui encadre les plus-values réalisées sur les crypto-actifs est récente et est encore amenée à évoluer. En France, les contribuables sont taxés sur les plus-values réalisées lors de la conversion de leur crypto-actif en monnaie fiat (monnaies institutionnelles telles que l’euro ou le dollar) ou de la réalisation d’opérations de mining (opérations de vérification des transactions pouvant mener à la création de nouveaux jetons sur une blockchain). Actuellement, les barèmes BIC (imposition sur les bénéfices industriels et commerciaux) pour les professionnels et PFU (prélèvement forfaitaire unique) pour les particuliers s’appliquent, et si des évolutions sont à venir au 1er janvier 2023 [23] avec la possibilité d’opter pour une imposition à l’IR (impôt sur le revenu) pour les non-professionnels, et un passage au régime des BNC (bénéfices non-commerciaux) pour les professionnels, ces méthodes d’imposition suivent un modèle très traditionnel. Aux Etats-Unis, l’achat d’un bien avec un crypto-actif est par ailleurs également taxé. Ces régimes fiscaux ne sont donc pas spécialement favorables aux crypto-actifs et ne prennent pas en compte l’objet de la transaction. Ils pourraient, si ils restent restrictifs ou le deviennent de plus en plus, décourager les investissements vertueux comme le financement des opérations d’assainissement et de distribution d’eau potable, elles-mêmes fondamentales au respect du « droit à l’eau ».