La prolifération des routes en forêts, des dommages irréversibles pour la biodiversité
Dans le deuxième épisode de notre série « Forêts en danger », le professeur Pierre Ibisch pointe l’impact destructeur de la construction des routes sur les forêts et plaide pour un accroissement sensible des zones sans route.
La diminution progressive des écosystèmes intacts, qui disparaissent sous l’effet du feu ou du défrichement notamment, est dangereuse à tous égards. Avec la disparition et la dégradation des forêts, les services écosystémiques indispensables à la régulation du climat, au maintien des paysages et des ressources en eau, se réduisent considérablement.
Sur les images satellites dont nous disposons, de nombreuses forêts ressemblent désormais à des quartiers de ville sillonnés par des routes. Ces routes et pistes forestières sont entretenues pour permettre l’exploitation du bois. De gros engins, tels que des abatteuses ou des transporteurs de bois de plus en plus imposants, ont pénétré dans les forêts, en vertu d’une logique de rentabilité économique. Or, la fragmentation de ces espaces pose un problème majeur pour les écosystèmes.
Les routes affectent les animaux qui parviennent très difficilement à les traverser, faisant courir le risque de scinder leur population. Dans les zones à forte densité routière, la taille des populations animales et leur diversité génétique diminuent. Le bruit des routes provoque aussi de l’évitement et des changements de comportement chez les animaux.
Les lisières des routes induisent aussi des modifications matérielles et microclimatiques qui ont des impacts non négligeables sur les écosystèmes voisins. D’autres effets des routes existent, ceux-là indirects, en raison des nombreuses activités humaines qui se déploient tout le long de ces axes. Que ce soit l’utilisation des ressources, comme dans le cadre de la chasse, ou l’augmentation du risque d’incendie.
La biodiversité sous la menace des routes
Les routes déclenchent, accélèrent et amplifient les menaces qui pèsent sur la biodiversité. Le niveau de leur pouvoir de nuisance dépend toutefois du contexte local. Elles peuvent introduire des facteurs de stress totalement nouveaux dans des écosystèmes intacts, y compris, par exemple, en permettant la circulation d’espèces envahissantes.
Là où les routes et les activités humaines sont nombreuses, nous observons des effets cumulatifs et additifs complexes. Dans les zones densément peuplées, qui comportent de nombreuses routes, comme en Europe centrale, ces dernières constituent une menace majeure car elles peuvent considérablement réduire les capacités d’adaptation de la biodiversité aux changements environnementaux. Dans les dernières grandes zones de nature sauvage, comme en Papouasie-Nouvelle-Guinée, la construction de routes accélère l’occupation des terres et repousse les frontières des zones agricoles.
Que ce soit grâce aux observations directes de différents organismes ou aux données de télédétection, nous disposons désormais d’un large spectre d’outils pour comprendre les effets de la construction des routes sur la biodiversité. Certaines recherches portent sur les effets négatifs que les routes peuvent avoir sur les humains et les sociétés, tels que ceux liés au bruit ou à la pollution qui nuisent à la santé. La pandémie en cours a également mis l’accent sur un problème de plus en plus discuté : la construction de routes dans les derniers espaces sauvages augmente sensiblement le risque que des humains entrent en contact avec de nouveaux agents pathogènes.
Une hausse de 50 % du nombre de routes
Mon équipe travaille à partir de différentes données spatiales qui peuvent être corrélées à la présence ou à l’absence de routes. Ainsi, en nous livrant, il y a quelques années de cela, à un état des lieux des routes du monde, sur la base de données routières de 2013, nous avons constaté qu’environ 80 % de la surface terrestre n’était pas couverte par des routes. Toutefois, ce pourcentage inclut principalement les zones polaires, désertiques et de haute montagne. Pour le reste, les zones sans route sont fragmentées en environ 600 000 portions de territoire, dont plus de la moitié font moins d’un kilomètre carré. Seuls 7 % de ces zones sans route ont une superficie supérieure à 100 kilomètres carrés.
La mise à jour récente de cette analyse indique une hausse de 50 % du nombre de routes par rapport à 2013. Dans le même temps, la réduction très sensible des zones sans route a donné aux zones forestières des allures de véritables patchworks.
Il est urgent de réduire les effets-lisières des routes ou effets de bordure. Ces effets doivent être atténués par la mise en place de lisières de forêts incluant davantage d’arbres, de haies et d’espaces boisés dans les campagnes. La construction de nouvelles routes doit également être examinée de manière beaucoup plus critique pour stopper la fragmentation des zones à valeur écologique.
Mais pour cela, nous devons sans doute davantage communiquer sur l’importance et l’extrême utilité des zones de nature sauvage et des espaces sans route. Ces derniers jouent un rôle clé dans la régulation des écosystèmes. Si nous ne questionnons pas à la fois nos modèles de développement et de prospérité, nous allons vers un véritable échec. Par exemple, est-il justifié de couper et de détruire des forêts pour que les gens puissent gagner quelques minutes sur leur trajet en voiture ? La mobilité de nos contemporains serait-elle plus importante que les conditions d’existence des générations futures ?
Zeppelins et autres solutions intelligentes
Si nous continuons à construire des routes dans le monde entier au rythme actuel, les chances de préserver de vastes étendues sauvages intactes, dans les forêts tropicales et boréales par exemple, s’évanouiront. Les conséquences d’une telle évolution pour la biodiversité et le climat seraient dramatiques et irréversibles.
D’autant qu’un accès à la mobilité et aux transports ne passe pas nécessairement par des routes. Dans les zones densément peuplées et complètement congestionnées des pays industrialisés, il est de toute façon nécessaire de changer drastiquement nos modes de mobilité. Pour cela, il faudrait passer du transport individuel à des solutions plus intelligentes et attrayantes, qui nécessitent moins d’espace et moins d’infrastructures.
Pour stopper le déclin des zones sans route, une protection accrue de celles-ci est nécessaire. Dans les régions relativement pauvres en routes, par exemple dans les pays du Sud, il peut s’agir d’options ferroviaires ou aériennes, voire de nouveaux types de véhicules telle qu’une nouvelle génération de zeppelins. Cette évolution nécessiterait des investissements importants, lesquels devraient être assurés par les États du Nord. La préservation des derniers grands espaces sans route est dans l’intérêt de toute l’humanité.
Les forêts sont à bout de souffle. Ces remparts indispensables à la lutte contre le réchauffement climatique et au maintien de la biodiversité pourraient bientôt arriver à un point de bascule. La multiplication des incendies dans le monde et la demande croissante en produits et services forestiers épuisent ces écosystèmes. Même l’Amazonie, le poumon de la planète, semble avoir atteint un point de rupture. Selon une étude publiée en avril 2021 dans la revue Nature Climate Change, elle émet désormais plus de carbone dans l’atmosphère qu’elle n’en absorbe.
De la définition de la forêt au risque de libération d’agents pathogènes, en passant par la construction de routes, la déforestation importée dans les produits de consommation et ses conséquences pour les peuples autochtones, notre série « Forêts en danger » explore les bouleversements qui pèsent sur les forêts et leurs habitants, tout en dessinant des solutions pour l’avenir.
Source : ideas4development