La bioéconomie : de quoi parle-t-on ?
Peut-on imaginer une société sans pétrole, une société qui aurait réussi à se détacher de cette ressource dont elle est dépendante depuis la Révolution industrielle ? Ce questionnement n’est pas l’apanage des films de science-fiction : il est, au contraire, bien présent dans notre quotidien et à l’œuvre depuis les années 1970.
Les chercheurs explorent depuis cette époque de nombreuses alternatives dans le but de maîtriser la photosynthèse. Cette photosynthèse, alimentée par l’énergie solaire, donc illimitée et propre, est un processus naturel produisant de la matière organique et de l’énergie renouvelable.
Ainsi, plutôt que d’utiliser des ressources fossiles, le bois, les algues, les coproduits agricoles (pulpe de betterave, sciure, bagasse et même les bactéries et les enzymes vont se présenter comme des ressources de remplacement.
Les scientifiques et les industriels s’investissent fortement dans cette voie pour extraire et valoriser les molécules renouvelables nécessaires à la production de nouveaux matériaux (bioplastiques par exemple), des énergies renouvelables (biogaz par exemple) et des produits pharmaceutiques.
Ces travaux recouvrent un vaste champ d’études que l’on nomme aujourd’hui la « bioéconomie ». Elle est considérée comme une véritable opportunité en matière de croissance verte et de développement socioéconomique. C’est pourquoi les pouvoirs publics redoublent d’efforts pour accélérer cette transition en renforçant les collaborations entre les industriels, la recherche publique et privée et le monde agricole, sylvicole et aquacole.
L’Union européenne témoigne de son investissement en y dédiant prêt de 100 millions d’euros sous la forme d’un fond européen. Plus localement, certaines grandes régions françaises veulent en faire le moteur de sa compétitivité, à l’image de la région Grand-Est.
Aussi, devant tant de transformations à venir, la question que se pose l’économiste est d’identifier les conséquences socioéconomiques et scientifiques que la bioéconomie pourrait générer à terme.
L’équipe de recherche du projet de recherche en sciences humaines et sociales BIOCA (Bioéconomie en Champagne-Ardenne – PSDR4) se penche sur cette question depuis 2016, en construisant un ensemble d’outils théoriques et des expérimentations sur le terrain. Elle a montré dans une publication récente que la bioéconomie est loin d’être un concept unifié (L’article en anglais est disponible ici). Ses auteurs démontrent que le terme de « bioéconomie » recouvre trois conceptions de la nature qui sont très différentes les unes des autres.
Chacune d’elles repose sur des objectifs, des dynamiques, des compétences et un rapport espace/temps très différents. Cette diversité n’est donc pas sans conséquence sur la manière dont les politiques publiques et la recherche s’investissent.
La première conception : la bioéconomie est un long processus évolutif
Nous sommes des homo sapiens sapiens qui n’ont cessé d’évoluer face aux pressions exercées par notre environnement. Les maladies, les famines, les prédateurs et les climats difficiles sont des régulateurs de l’évolution. Pour toutes les espèces, survivre est un but sans fin et la recherche d’énergie reste essentielle, tant pour se nourrir que pour se protéger.
Alfred Lotka a démontré dans les années 1920 que l’évolution biologique dépend de cette énergie, bien qu’elle se tarisse de manière irréversible avec l’entropie. L’espèce humaine a dû faire preuve d’ingéniosité pour lutter contre ce phénomène inévitable en se fabriquant des outils, des technologies et des institutions économiques (ex. le troc, les marchés) lui permettant de gérer les ressources dont elle a besoin.
L’économiste Nicholas Georgescu-Roegen fut le premier, dans les années 1970, à nous avertir que les systèmes socioéconomiques et la raréfaction énergétique (l’entropie, donc) sont intimement liés et déterminent les grandes phases de prospérité et de déclin des civilisations.
Ces cycles s’appuient sur l’usage de ressources abondantes à certaines époques auxquelles se sont greffées des technologies capables de les transformer. Ces technologies sont nommées par l’auteur des « technologies prométhéennes », un terme faisant référence au titan Prométhée de la mythologie grecque ayant volé le feu aux dieux au profit des hommes.
L’auteur identifie trois technologies qui ont déterminé et détermineraient ce que nous sommes et feront demain : Prométhée I, II et III. Avec Prométhée I, l’espèce humaine a connu une véritable révolution, à partir du Néolithique, au moment où elle a été capable de maîtriser le feu et sa source de chaleur à partir de la biomasse. Victimes de leurs succès, ces ressources durent laisser la place à des ressources minérales abondantes à la fin du XVIIIe siècle et de la Révolution industrielle : Prométhée II correspond à l’ère de la machine à vapeur. Aujourd’hui, la promesse d’une nouvelle forme de prospérité résiderait dans un retour à un nouvel « âge du bois » qui rassemblerait les connaissances scientifiques actuelles pour valoriser les ressources issues de la photosynthèse : Prométhée III.
Cette conception de la bioéconomie retrace sur le très long terme une interaction très forte entre l’évolution de notre espèce et notre environnement. Chacune de ces étapes a conduit à une reconfiguration profonde de nos modèles de développement, de nos modes de production et de consommation et de nos institutions. C’est à ce titre, que Nicholas Georgescu-Roegen propose un programme « bioéconomique minimal » en faisant appel à une plus grande prudence de notre part afin de trouver du temps face aux pressions exercées par l’entropie et éviter un nouvel effondrement.
La deuxième conception : La bioéconomie et la maîtrise du génome
Il existe une autre manière d’appréhender la bioéconomie en considérant le vivant comme un assemblage génétique que l’on va pouvoir exploiter grâce à l’aide des biotechnologies. Depuis plusieurs décennies, la recherche dédiée à la compréhension de l’ADN (Acide désoxyribonucléique) et de l’ARN (Acide ribonucléique) produit une véritable révolution dans les domaines de la santé, de l’industrie et de l’agriculture.
Elle permet, en effet, de comprendre le fonctionnement du vivant, d’identifier ses « failles » et de corriger les erreurs de l’évolution grâce aux connaissances acquises jusqu’à présent. Le secteur des biotechnologies nourrit donc une imagination sans limites et emplie de promesses. Il est possible de nos jours de transformer les enzymes et les bactéries en micro-usines « optimisées » dédiées à la production de ressources renouvelables répondant à nos besoins du quotidien (exemple : biopolymère, biocarburants).
Ce secteur est extrêmement dynamique, car il est à la fois producteur de connaissances (brevets, articles) et de richesse propice à la croissance verte. C’est pourquoi de grandes institutions internationales, comme l’OCDE, vont considérer l’industrialisation de la biologie, qu’elles appelleront bioéconomie, comme un nouveau cycle de Kondratieff (cf ; figure 2), symbole d’une nouvelle ère de prospérité.
Contrairement à la première conception de la bioéconomie, nous nous projetons sur une échelle temporelle beaucoup plus courte, de l’ordre de 45 à 65 ans, avec un concept de croissance économique qui n’est pas remis en cause, laquelle s’appuie sur un seul secteur d’activité pouvant générer des changements structurels. Cette bioéconomie se conçoit sans une prise en compte importante des milieux de vie de l’environnement.
Troisième conception : la bioéconomie et l’assemblage de carbone renouvelable
La nature est également un assemblage de molécule de carbone que l’on retrouve dans les ressources minérales, comme le pétrole et les ressources organiques (la betterave à sucre par exemple). C’est pourquoi les scientifiques et les agro-industries cherchent de nouveaux moyens techniques pour obtenir ces molécules renouvelables issues de la photosynthèse.
De nombreuses communautés scientifiques aux compétences diverses sont capables aujourd’hui de réaliser un tel projet, comme les thermochimistes, les biochimistes et les photochimistes, etc. Pour plus de détails, le lecteur aura accès au tableau synthéthique au paragraphe 66) proposé par Nieddu, Garnier et Bliard.
La diversité de ces communautés scientifiques combinées à la grande variété des ressources organiques disponibles assurent à cette conception de la bioéconomie une capacité d’adaptation selon les contextes et les territoires.
Cette transformation à l’échelle industrielle passe par un grand convertisseur que l’on appelle la bioraffinerie. Le fonctionnement de la bioraffinerie repose sur une collaboration forte entre le secteur agricole qui fournit sa surproduction et ses déchets organiques aux secteurs de la chimie et des biotechnologies qui les transforment en produits intermédiaires et finaux. Cette conception de la nature est donc très différente des précédentes.
Son dynamisme repose sur des délais beaucoup plus courts – entre un à dix ans – et dépend des rythmes d’approvisionnement influencés par les conditions climatiques et les aléas du marché. Son fonctionnement repose sur des interdépendances entre les secteurs d’activité (chimie, biotechnologies, agriculture, sylviculture, aquaculture) et les caractéristiques du territoire dans lequel elle évolue.
Enfin, elle a besoin de l’intervention des pouvoirs publics, comme l’Union européenne et les grandes régions françaises, pour assurer la cohérence de tout le système ; en particulier en termes financiers (ex. financement de la recherche, subventions agricoles, fiscalités et aménagement).
Source : The Conversation