Quand le réchauffement climatique met le développement de l’accès à l’eau sous pression
(Crédits : Reuters)
L’année 2023 s’est inscrite dans les annales climatiques en tant que la plus chaude jamais enregistrée, soulignant la réalité du changement climatique, avec une moyenne mondiale dépassant de 1,45°C celle de l’ère préindustrielle d’après les chiffres communiqués par l’Organisation Météorologique Mondiale (OMM) le 12 janvier dernier. Dans ce contexte, le défi pressant du développement de l’accès à l’eau prend une nouvelle dimension ; la place et le rôle de l’eau comme ressource et enjeu fondamental de dignité humaine est plus que jamais critique et disputée. C’est dans ce cadre que se dessine le combat pour un avenir où l’eau, symbole de vie, n’est plus un privilège, mais une réalité partagée. Par Rémi Bourgarel, expert eau et environnement et Patrice Fonlladosa, président Thinktank(Re)sources.
Le développement de l’accès aux services essentiels, en particulier l’accès à l’eau potable, est au cœur des politiques de développement et des Objectifs de Développement Durable (ODD) établis par les Nations Unies en 2015. En particulier, l’ODD 6 vise à promouvoir, à garantir, l’accès universel à l’eau propre et à l’assainissement d’ici 2030.
Fait majeur, l’Assemblée générale de l’ONU avait déjà reconnu l’accès à une eau de qualité et à des installations sanitaires comme un droit fondamental en 2010, après plus de quinze ans de débats.
Cette ambition globale a été renforcée par le lancement de la Décennie d’Action pour l’eau (2018-2028), et suivie de progrès, marqués par des moyens financiers réellement dégagés et des résultats tangibles.
Et nous partons de loin : quelque 1,5 milliard de personnes ont pu bénéficier d’un accès à l’eau depuis 2000 selon l’Organisation mondiale de la Santé, alors que 2,1 milliards de personnes, -soit 30 % de la population mondiale, n’ont toujours pas accès à des services d’alimentation domestique en eau potable et qu’1 enfant sur 3 dans le monde – soit 739 millions d’enfants – vit déjà dans une zone exposée à des pénuries d’eau sévères ou très sévères ainsi que le souligne le rapport de l’UNICEF publié en amont du sommet de la COP28 sur le climat. Au cours des vingt dernières années, le montant de l’aide publique au développement destinée au secteur de l’eau a régulièrement augmenté : elle est passée de 2,7 milliards de dollars en 2002 à 9,6 milliards en 2018, ces chiffres étant publiés par l’UNESCO.
Récemment, la conférence sur l’eau de 2023 organisée par les Nations Unies a réaffirmé cet engagement en faveur de l’accès à l’eau pour tous avec un « programme d’action audacieux sur l’eau qui donnera à cet élément vital pour notre monde l’engagement qu’il mérite », selon le vœu d’Antonio Guterres, secrétaire général des Nations Unies.
Si pour autant le développement de l’accès à l’eau, en particulier potable, est une préoccupation mondiale et finalement holistique, avec des aspects politiques, économiques, environnementaux et sociaux, qui a connu des avancées significatives au cours des dernières décennies, force est de constater qu’il est très loin des priorités publiques et que de très nombreux défis persistent.
La crise COVID, un révélateur qui a changé la donne
La pandémie de COVID-19 a eu un impact profond sur la marche en avant vers un accès universel à l’eau potable en apportant une perspective nouvelle à cette problématique.
D’une part, elle a mis en évidence l’importance cruciale de disposer d’une ressource d’eau propre pour la prévention des maladies infectieuses. Les confinements de population mis en œuvre un peu partout dans le monde durant la pandémie ont mis en lumière les limites de ces mesures. Le Dr. Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’OMS, a rappelé cette évidence : « l’accès à l’eau potable est le fondement de la santé publique » et joue un rôle vital dans la prévention des maladies et le bien-être des communautés.
D’autre part, et paradoxalement, la pandémie a également entraîné des conséquences inattendues et préjudiciables aux programmes de développement de l’accès à l’eau et à leurs financements. L’arrêt des économies, des déplacements, et de l’activité économique a impacté – voire déplacé – les budgets alloués au développement, déjà considérablement affectés par les restrictions budgétaires des donateurs. Les ressources disponibles ont massivement été réaffectées dans l’urgence vers le développement d’infrastructures sanitaires, en totale ignorance du lien intrinsèque entre accès à une eau saine et santé publique. Une précipitation infondée. Deux ans après la fin de la crise sanitaire, les budgets ne sont pas encore revenus à leur niveau antérieur et de nombreux projets subissent des décalages de programmation, entrainant ainsi un retard supplémentaire dans la réalisation de l’ODD 6. L’objectif de 2030 pour un accès universel ne sera pas tenu, il faut le dire, le re-dire, et nous en sommes collectivement responsables.
Le changement climatique aggrave la situation
Les conséquences du changement climatique sur l’accès à l’eau potable sont multiples et profondes. L’une des principales menaces réside dans l’impact sur les ressources en eau douce. Les changements climatiques altèrent les cycles hydrologiques, entraînant des variations imprévisibles dans la distribution des précipitations et des modèles de sécheresse. Dans certaines régions, cela signifie des saisons de pluies plus courtes mais plus intenses, suivies de périodes de sécheresse prolongées.
Ces fluctuations rendent difficile la gestion durable des ressources en eau, mettant ainsi en péril la stabilité des approvisionnements en eau potable mais aussi l’anticipation des besoins régionalisés.
Une autre conséquence directe du réchauffement climatique est la fonte accélérée des glaciers et des calottes glaciaires, contribuant à l’élévation du niveau de la mer. Les pertes globales sont en moyenne de 267 milliards de tonnes chaque année depuis 2000 (chiffres d’une étude du CNRS publiée en 2021) et s’accélèrent chaque année ; et la hausse du niveau de la mer pourrait varier en conséquence de 0,5m à 1,4m en fonction des différents scénarios des experts climats du GIEC.
Ce phénomène menace les sources d’eau douce côtières, contaminant les réserves d’eau souterraines avec de l’eau salée et compromettant ainsi leur potabilité. Les zones côtières, où vit une part significative de la population mondiale, sont particulièrement vulnérables à cette menace croissante. En Afrique seulement, entre 108 et 116 millions de personnes résidant sur les zones côtières seront exposés dès 2030, et la dynamique s’accélérant, ils seront 265 millions en 2100, selon les estimations du GIEC.
Les phénomènes climatiques extrêmes, amplifiés par ces bouleversements, ont également un impact direct sur les infrastructures hydrauliques. Les inondations, les tempêtes et les cyclones endommagent les installations de traitement de l’eau et les réseaux de distribution, entraînant des interruptions dans la fourniture d’eau potable.
En France, au passage de la tempête Domingos le 5 novembre 2023, l’eau était impropre à la consommation durant une dizaine de jours ; en Libye, la tempête Daniel a provoqué d’important dégâts sur les usines de traitement.
Mais aussi, l’interruption de la distribution d’électricité est aussi souvent synonyme d’interruption de la production et distribution d’eau.
Les communautés déjà fragiles sur le plan économique et social sont les plus touchées, avec des conséquences dévastatrices sur la santé publique, l’éducation et le développement économique. Sans distinction ? Mais si bien sûr, les plus exposés, les plus démunis sont les premiers payeurs ..
En outre, ce changement exacerbe les inégalités existantes en matière d’accès. Les populations les plus vulnérables, qui sont souvent celles qui dépendent directement des ressources naturelles pour leur subsistance, sont confrontées à des défis accrus pour s’approvisionner en eau potable.
Les femmes et les enfants, le plus souvent -toujours et encore aujourd’hui responsables de la collecte de l’eau dans de nombreuses sociétés- voient leur charge de travail augmenter en raison de la nécessité de parcourir de plus grandes distances pour trouver de l’eau. L’impact est enfin direct sur la santé, l’éducation et le bien-être de ces communautés.
Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a averti dans son sixième rapport d’évaluation publié le 20 mars 2023, à la veille de la journée mondiale de l’eau que les effets du changement climatique, tels que l’élévation du niveau de la mer et les phénomènes climatiques extrêmes représentaient de vraies menaces sur la disponibilité et la qualité de l’eau douce dans le monde entier. Dans de nombreuses régions du monde où l’eau est devenue une ressource rare et précieuse, des conflits surgissent, toujours plus nombreux et meurtriers, et des migrations s’accélèrent. Qui peut encore oser dire aujourd’hui : « je ne savais pas » ?
Une crise désormais mondiale
Et ne croyons pas que les crises liées à l’eau ne concernent que les pays émergents. L’actualité récente de la situation de l’eau en France et en Europe nous a montré des communes privées d’eau pendant de longues semaines, voire des territoires entiers sous tension extrême comme à Mayotte et en Guadeloupe ces derniers mois. En France, le Gouvernement a lancé un plan Eau au niveau national à décliner régionalement pour sécuriser l’approvisionnement et préserver la qualité de l’eau, initier la sobriété, améliorer la gouvernance et dégager des moyens. L’Espagne, l’Italie eux aussi développent des Plan de sauvegarde.
Mobilisation et gouvernance pour un changement de trajectoire
Face à ces défis complexes, la réponse nécessite une action concertée à l’échelle mondiale. Les gouvernements, les organisations internationales, la société civile et le secteur privé doivent collaborer pour développer des solutions durables et résilientes qui répondent aux besoins en eau potable tout en tenant compte des réalités changeantes du climat et de la nécessaire souplesse des solutions préconisées pour « gérer en s’adaptant».
Dans cette optique, la conférence sur l’eau de 2023 a constitué un forum crucial pour discuter des stratégies et des initiatives visant à renforcer l’accès à l’eau dans le contexte du changement climatique. Les participants ont souligné la nécessité d’intégrer les principes de durabilité, d’efficacité et d’équité dans toutes les actions liées à l’eau.
Il est devenu incontournable de repenser les politiques de gestion de l’eau en mettant l’accent sur la conservation des écosystèmes aquatiques, la promotion de technologies innovantes et la sensibilisation aux pratiques de consommation d’eau responsables, y compris dans le domaine agricole.
La transition vers des sources d’énergie renouvelable et la réduction des émissions de gaz à effet de serre sont également des éléments cruciaux pour atténuer les effets du changement climatique sur l’accès à l’eau. En limitant le réchauffement planétaire, il est possible de réduire l’intensité et la fréquence des phénomènes climatiques extrêmes, préservant ainsi les infrastructures hydrauliques et assurant une disponibilité plus stable de l’eau potable.
Les investissements dans la recherche et le développement de technologies novatrices sont essentiels pour relever les défis actuels et futurs liés à l’accès à l’eau. Des solutions telles que la réutilisation des eaux usées, la désalinisation de l’eau de mer, les techniques d’irrigation efficaces et les systèmes de gestion de l’eau intelligents peuvent contribuer à garantir un approvisionnement en eau fiable et durable, même dans les conditions climatiques changeantes.
Au niveau local, la mobilisation des communautés demeure fondamentale. Les initiatives de sensibilisation, d’éducation et d’autonomisation peuvent renforcer la résilience des populations face aux défis liés à l’eau. Les pratiques agricoles durables, la protection des bassins versants et la gestion responsable des ressources en eau sont des aspects clés de la construction d’une société plus résiliente face aux impacts du changement climatique.
Une action immédiate pour un avenir durable
En conclusion, le réchauffement climatique met indéniablement le développement de l’accès à l’eau sous pression. Une pression qui se compte en années et non en décennies.
Puisque déjà nous savons que l’objectif de 2030 est irréalisable, Il est vraiment temps d’intensifier nos efforts, d’innover et de collaborer pour surmonter les défis complexes liés à l’eau et de construire un avenir où l’accès à une eau propre et sûre soit une réalité pour chaque individu. Au-delà du Droit à l’Eau, un simple combat pour la dignité humaine, partagée.
Rémi Bourgarel et Patrice Fonlladosa