PIERRE-FREDERIC TENIERE-BUCHOT : ASSAINIR LES EAUX USEES D’ICI 2030 : UN PARI DELICAT (Paris)
When you’re in deep shit, look straight ahead, keep your mouth shut and say nothing 1
L’Objectif du Développement Durable n°6 (eau et assainissement) adopté par l’Assemblée Générale des Nations unies en 2015 décrit la feuille de route à respecter d’ici 2030 pour un accès universel à l’eau potable et à des toilettes décentes, respectueuses de la dignité humaine et de la protection de l’environnement
Il a fallu beaucoup d’humilité et de courage à S.A.R. Willem-Alexander, Prince d’Orange (aujourd’hui souverain des Pays-Bas), Président en 2006 du Conseil consultatif sur l’eau et l’assainissement auprès du Secrétaire général de l’ONU (UNSGAB), pour sortir de l’ombre ce sujet malodorant, polluant l’environnement, insalubre pour la santé. L’assainissement des eaux usées vertes, grises, noires, a toujours été la part maudite des responsables de l’eau
Pourquoi une telle posture vis-à-vis de l’assainissement, une posture qui risque d’apparaître pessimiste à beaucoup ?
Les constats sont malheureusement nombreux :
- Les Objectifs de Développement Durable (ODD 2016-2030) ont été précédés par des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD 2000-2015) qui portaient à peu près la même ambition pour l’eau et l’assainissement, bien qu’elle fût quantitativement limitée à moins de la moitié des Objectifs actuels. Pour l’eau potable, le bilan des OMD est piteux (afin de produire des statistiques présentables, est réputée potable l’eau destinée à la consommation humaine lorsqu’elle a seulement été isolée de l’abreuvage du bétail…). Pour l’assainissement, le résultat, 15 ans plus tard, est misérable. Comme la population a crû de 6 à 7 milliards, la part de celle qui continue à n’avoir aucun accès à des toilettes est restée la même : 2,5 milliards de personnes environ, soit tous les plus pauvres.
- La confusion faite entre les toilettes d’une part – un lieu salubre car entretenu pour le recueil des excrétas humains – et le système d’assainissement d’autre part (l’évacuation des eaux usées de toutes origines et leur épuration) est souvent observée, notamment au sein des Nations unies. Or si les toilettes coûtent cher à construire et surtout à garder propres, l’assainissement est encore plus ruineux. Rapporté au coût de distribution d’une eau véritablement potable, il en double tout simplement la valeur. Entre deux maux, l’usage retient d’en choisir le moindre…
- Les effets d’une absence d’assainissement sont unanimement déplorés et condamnés : dangers pour la santé publique, mortalité enfantine, insécurité – notamment pour les femmes et les jeunes filles – défécation à l’air libre qui leur est imposée, éloignement des filles des établissements scolaires non pourvus de toilettes et, bien sûr, pollution des sols, des rivières, des littoraux.
Mais qui exprime une demande ferme en faveur de l’assainissement ? Qui est prêt à payer un tel service ? La volonté publique, qu’elle soit gouvernementale ou municipale, y consent avec peine depuis seulement un siècle dans les pays développés. Dans les pays encore en développement, personne ne l’envisage vraiment, politiquement et financièrement.
Cela se comprend. Accéder à une source d’eau potable (collective ou individuelle) est une satisfaction personnelle tangible. Le service de l’eau est une conquête sociale gratifiante.
Accéder aux toilettes et à l’assainissement vient beaucoup plus tard. L’urine, les matières fécales, les menstrues sont de surcroît des tabous. Il est malséant d’en parler. Pour un montant comparable de dépenses, un politicien gagne plus de voix à construire un stade qu’à poser des égouts.
Alors que faire ? Comment passer du discours à l’action où l’on réaliserait des travaux concrets et durables ? Se hâter, courir, plutôt que débattre et discourir ? Telle est la question.
Les réponses sont multiples et inscrites dans le présent, contrairement à l’approche par objectifs qui sont toujours en petit nombre et par construction visant un terme suffisamment lointain pour que les responsables qui les édictent aient été remplacés et oubliés entre temps…
Voici quelques-unes de ces réponses dont l’évidence le dispute à la banalité : une volonté politique, l’adaptation à la culture observée, la recherche d’une concertation et d’une appropriation locale, une programmation technique et fiscale progressive.
- Sans la volonté politique d’un dirigeant national ou local, d’un maître d’ouvrage financièrement responsable, il y a toujours une urgence qui renverse les priorités et repousse à plus tard les travaux d’assainissement. Sans volonté affirmée, la place naturelle de l’assainissement reste la dernière. En France, un organisme comme le programme Solidarité Eau (pS-Eau) qui agit en faveur de l’accès à l’eau et à l’assainissement dans les zones de pauvreté outre-mer, s’efforce d’abord d’identifier un interlocuteur qui sera responsable de la réalisation et du suivi des opérations aidées. Ce préalable est indispensable. Cet interlocuteur ne se manifestant pas spontanément lorsqu’il s’agit de construire des toilettes ou des dispositifs d’assainissement, son identification s’avère le plus souvent malaisée. Oublier cette étape conduit à installer une confusion dans la destination des fonds, la qualité des attributaires et par conséquent la nature des travaux.
- Tenir compte des mœurs locales, en vue de les faire évoluer par étapes, sans précipitation ni brutalité, est indispensable. Le plus souvent les futurs usagers réagissent négativement à l’égard d’un dispositif d’assainissement lorsque celui-ci leur est imposé pour des raisons hygiénistes dont ils ne sont pas coutumiers… Dans le cas de toilettes non choisies, les détournements d’usage sont fréquents. Installer des toilettes peut s’accompagner de l’hilarité ou des moqueries de ceux qui n’en voient pas l’utilité. Cela peut décourager les audacieux (-cieuses) qui braveraient des interdits ancestraux. Abandonnés, ces édicules servent parfois, après avoir été bouchés et cadenassés, d’armoire privative, protégeant ainsi du vol des objets considérés comme plus précieux que les dangers d’une santé dont on n’a cure… Des pratiques religieuses – primitives certes mais ranimées par l’incongruité que constitue tout changement – viennent compléter l’opposition à des installations sanitaires qui n’ont pas été précédées d’explications suffisantes.
- Une longue concertation avec les futurs usagers est nécessaire dans le cas d’opérations d’assainissement, objet de répulsion et non d’envie comme ce pourrait être ressenti à l’occasion de la mise à disposition d’une source d’eau claire. Cette appropriation par le public est un exercice patient qui requiert la présence d’opérateurs locaux formés à cet effet. Ils viennent appuyer les techniciens, comptables, personnels administratifs, leur ensemble formant ce qu’il est convenu d’appeler le renforcement des capacités, à l’échelon local ou institutionnel. Comment changer la société n’est pas une mince affaire, si l’on répugne à le faire violemment mais que l’on est bien décidé à y parvenir ?
- Une autre action à mener est de décider des options technologiques en fonction des conditions culturelles, socio-économiques, physiques et urbanistiques ainsi que des compétences disponibles et du niveau financier envisageable. Cette attitude dérange plus d’une fois les techniciens habitués aux devis de solutions techniques préétablies. En dehors des pays très développés, le but n’est pas de chercher à imposer un assainissement classique. Même s’il n’est pas onéreux, il risque d’être rejeté et ne servir à rien. Il s’agit au contraire de déterminer les éléments, peut-être plus chers, qui seront adoptés et traduiront une dynamique de changement et de progrès.
Ce dernier aspect conduit à poser la question du coût de l’entretien d’une installation d’assainissement (au-delà de son amortissement qui reste une option théorique à long terme…) Il est peu vraisemblable que ce soit l’usager final qui soit le payeur principal, comme ce pourrait être le cas pour le service d’eau d’une borne-fontaine. Le peu d’attrait qu’offrent des toilettes dans un lieu public ou partagées est encore aggravé si elles deviennent payantes. Substituer la collectivité à l’usager individuel est possible si celle-ci dispose de recettes suffisantes. Ce peut être le cas en milieu urbain et périurbain, ce l’est rarement en milieu rural. Une facturation indirecte en chargeant le prix de l’eau distribuée est une pratique courante dans les pays développés, plus délicate dans des pays où des reversements comptables sont souvent sujets à des déperditions.
L’assainissement est un sujet passionnant parce qu’il est complexe. Il touche la personne dans son intimité, son désarroi social, sa difficulté technique et financière à s’élever au-dessus des contingences.
La solidarité consiste ici à susciter une volonté de changement sans attendre en retour une gratitude enthousiaste. Les mésaventures d’Hercule le rappellent précisément. Une fois assainies, les fameuses écuries d’Augias ne furent jamais payées comme cela avait été initialement convenu.
L’assainissement exige patience, empathie et adresse.
Pierre Frédéric Ténière Buchot, membre de (Re)sources et de l’Académie de l’eau, président du Programme Solidarité Eau (pS-Eau)