LES TOILETTES, OBJETS HUMANITAIRES OU OBJETS DE LUXE ?
Pour certains d’entre nous, disposer de toilettes à domicile relève du confort le plus élémentaire. Pour d’autres à travers le monde, elles sont à des années lumières de leurs possibilités. Depuis le 19 novembre 2001, la « Journée Mondiale des Toilettes » (World Toilet Day) a radicalement transformé d’un côté, ce qui avait jusque-là été culturellement perçu comme un sujet profondément privé et tabou (les excréments), et de l’autre, le non-objet prosaïque exposé par l’artiste surréaliste Marcel Duchamp comme une provocation dadaïste : les toilettes. Elles sont devenues le sujet d’une prise de conscience publique, et une des grandes problématiques incontournables du 21ème siècle, dans le cadre des Objectifs du Développement Durable ( Sustainable Development Goals). Lors de cette journée, l’UNICEF et un nombre croissant d’acteurs tant du secteur public comme du secteur privé louent les efforts tangibles de ceux qui dans le monde s’occupent d’assainissement et d’hygiène.
Les toilettes, tout particulièrement, sont au centre des défis de santé publique associés à l’urbanisation galopante de par le monde en voie de développement. Mais, alors que l’assainissement mérite une attention globale croissante, la mauvaise qualité de l’eau et le manque d’hygiène restent les premières causes de maladies infectieuses et de mortalité dans les pays émergents, où 2,6 milliards de personnes manquent des plus élémentaires installations sanitaires, comme nous l’indique l’Organisation Mondiale de la Santé. Il est donc crucial de réfléchir à l’impact du sujet ‘toilettes’, devenu le symbole des défis d’assainissement. Les toilettes deviennent alors le critère de crise d’urbanisation informelle, mais deviennent aussi de potentielles opportunités de développement dans les domaines humanitaire, sanitaire, de l’éducation et de la planification urbaine et commerciale ; donc d’un côté une sorte d’objet humanitaire, et de l’autre une marchandise de consommation de luxe.
Les biens humanitaires procurent en général une solution technique à un problème de développement. Les marchandises de consommation, quant à elles, visent ce qui semble être les nécessités et les aspirations des individus. Si nous considérons que les toilettes remplissent ces deux rôles, l’acte corporel le plus basique et le plus privé de l’être humain devient une problématique très publique et très politique. Il relève aussi du choix individuel et de l’utilisation privée. En tant que telles, les toilettes sont considérées comme un bien à posséder mais surtout comme un droit essentiel pour tout être humain. Or, le focus sur l’individu et l’habitation individuelle prétend que s’occuper des problèmes d’assainissement se réduit à considérer le manque de toilettes individuelles ; alors qu’en réalité les toilettes dans l’habitation ne sont qu’une distante réalité pour une grande majorité de résidents urbains à bas-revenus de la moitié Sud du globe en particulier où les installations sanitaires sont dans la pratique le plus souvent partagées. Les enjeux d’installations partagées portent donc sur le fait que les toilettes publiques, vont au-delà du design, de la plomberie, de l’infrastructure, et de leur raccordement et sont tributaires de considérations liées au building, à leur gestion, à leur entretien, leur accès, et leur financement. Ces toilettes publiques deviennent, par nécessité, un lieu non déclaré mais essentiel de socialisation, et un travail d’effort collectif qui répond aux besoins de tous les intéressés.
Comparons trois bidonvilles dans trois pays, car la présence de toilettes ou leur absence affecte chaque culture locale de façon bien distincte.
Dans un des plus grands et des plus anciens bidonvilles de Nairobi, un leader de communauté locale l’exprime ainsi : « A Mathare, on peut dire que peu de choses servent le bien public : il n’y a souvent pas de salle de rencontre, ni d’école secondaire ; mais on peut dire qu’il y a une chose qui est à nous et appartient à tous : le bloc des toilettes publiques. » Au sein de ces communautés, où si peu de toilettes publiques font partie de l’environnement habitable, et si elles existent, sont si peu entretenues, ces ressources partagées deviennent cruciales. A Nairobi, pour certains responsables de la politique et du développement, les toilettes sont devenues un lieu de bonne volonté politique et un investissement tangible. Cependant, malgré la pancarte reluisante sur le mur extérieur, indiquant une date et le nom du sponsor, ces projets sanitaires ‘de prestige’ (mais peu sûrs quant à leur durabilité) n’ont pas été assez entretenus et sont malheureusement vite tombés en état de désuétude.
Dû à leurs directions politiques bien distinctes, Cape Town diffère de Nairobi. A Cape Town, le problème des toilettes des bidonvilles n’a pas été considéré comme une urgence. Ce n’était donc, jusqu’à 2013, ni un projet humanitaire ni un bien de consommation de luxe, mais plutôt un symbole du laisser-aller de l’état absent dans la problématique des quartiers délaissés et ignorés. Les « poo wars » de 2013 montrent donc à quel point la « politique de la merde » est devenue le levier d’une protestation justifiée contre le manque d’attention du gouvernement vis-à-vis d’une partie de la population qui attend désespérément depuis la fin de l’Apartheid une infrastructure adéquate.
Dans le contexte de l’exemple Indien, à Pune, les toilettes ne sont ni un objet humanitaire offert par différents sponsors, ni un sujet de révolte contre un état absent. Elles sont un bien de luxe quasiment impossible à obtenir pour la majeure partie des foyers à bas revenus. Pour eux, l’unique pièce se métamorphose selon l’heure de la journée en cuisine, en salon, en lieu pour les micro-entrepreneurs, en table de travail pour les devoirs des enfants, en chambre à coucher pour toute la famille, ou en lieu de rencontre du voisinage pour des réunions d’entre-aide collective. Le coin « hygiène » devient tant le coin cuisine tant le coin ablutions. Tout dans cette habitation succincte devient délibérément modulaire et utilitaire, au point où il est presque obligatoire que les toilettes n’en fassent pas partie ; pas seulement pour une question de place, mais aussi et surtout lorsqu’on considère plus propre et hygiénique qu’elles soient éloignées de la pièce d’habitation, sans minimiser les problèmes évidents de sécurité pour les femmes et les enfants nécessitant s’y rendre le soir dans l’obscurité.
En ce jour de « World Toilet Day » et au-delà, l’emphase est mise sur tous les aspects des toilettes : l’hygiène, la santé, et l’accès à l’eau, en prenant compte l’énorme défi que pose et posera le manque d’eau à l’avenir. L’accès aux toilettes et à un point d’eau adéquat devrait devenir un droit essentiel pour tout être humain. Cependant, dans la réalité actuelle, la caractéristique clé pour la majorité des habitants de villes en croissance accélérée est le partage des toilettes. Ceci implique le labeur quotidien mais souvent invisible (rémunéré ou pas) de l’entretien de ces blocs, un effort de civisme qu’entrainent l’attente et les queues, des négociations pour trouver un accord pour le financement et une recherche de solutions pour résoudre les querelles potentielles auxquelles fait face n’importe quel groupe d’êtres humains qui partagent un bien commun.
De nos jours, les projets d’assainissement allant de l’« assainissement-éco » aux modèles de « micro-franchise », sont louables et encourageants. Mais, leur succès dépend en premier lieu des efforts, de la gestion et de l’organisation des communautés intéressées, seules capables d’évaluer et comprendre leurs propres critères d’«assainissement adéquat». Dans ce contexte les toilettes deviennent vraiment à la fois un objet humanitaire et un bien de consommation, alors que les économies locales déterminent l’organisation et le labeur requis pour leur entretien et leur administration. En comparant les différents exemples d’améliorations sanitaires déjà mises en place, il semble que l’approche la plus efficace soit d’une part une question d’infrastructure matérielle (« hardware »), et d’autre part un mécanisme de marché pour mettre en place un écosystème d’assainissement commun approprié selon le contexte : l’infrastructure sociale (« software »). Un équilibre difficile à atteindre et un défi certain. Grâce à la Journée Mondiale des Toilettes, nous sommes incités à considérer tous les angles de ce sujet jadis tabou, nous forçant à percevoir, à soutenir mais aussi à contextualiser l’interconnexion obligatoire entre un impératif humanitaire et un bien de consommation désirable.
Tatiana Thieme est ethnographe urbain à University College of London et membre du think tank (Re)sources