Les technologies numériques : nouvel horizon des réseaux électriques centralisés en Afrique subsaharienne ?
L’enjeu du développement des systèmes électriques centralisés est une priorité pour le développement économique et social de l’Afrique subsaharienne. Alors que la population subsaharienne devrait presque doubler en trente ans selon l’Organisation des Nations unies (ONU), pour atteindre 2,1 milliards d’habitants en 2050, dont 1,2 milliard d’urbains, le continent va devoir fournir des emplois aux jeunes qui arrivent chaque année plus nombreux sur le marché du travail.
Ce sont ainsi 20 millions d’emplois supplémentaires qui devront être créés tous les ans au cours des vingt prochaines années afin d’absorber les nouveaux arrivants. Face à cela, le développement du secteur industriel devrait permettre de réduire la pauvreté endémique dans la région, tout en canalisant l’accroissement démographique et l’urbanisation rapide du continent. Cependant, le développement du secteur industriel est fortement limité par la faiblesse des réseaux électriques centralisés subsahariens.
En plus d’un faible taux d’accès à l’électricité, les réseaux de la région sont chétifs. En 2018, les capacités installées dans toute l’Afrique subsaharienne (hors Afrique du Sud) s’élevaient à environ 80 gigawatts (GW), soit près de deux fois moins qu’en France (130 GW). Les réseaux sont aussi en proie à la vétusté et à la mauvaise gestion ce qui a un effet négatif considérable sur les économies. Le Nigeria comptabilisait par exemple en 2014 plus de 32 coupures de courant par mois, chacune d’une durée d’environ 12 heures, soit l’équivalent de 16 jours complets sans électricité chaque mois. Ces coupures représentent un coût considérable pour les économies des pays subsahariens allant de 1 à 5 % du PIB national. Plus de la moitié des entreprises subsahariennes estiment aujourd’hui que le manque d’accès à une électricité fiable est une contrainte importante pour leurs affaires.
Pour que le secteur industriel puisse se développer, il est donc nécessaire qu’en plus des objectifs d’électrification, la priorité soit donnée au renforcement des réseaux centraux. Cela afin d’en améliorer la fiabilité et les préparer à recevoir 1,2 milliard d’urbains d’ici 2050. Les montants requis dans de nouvelles capacités de génération et dans les infrastructures de réseaux pour atteindre ces objectifs sont colossaux. En 2018 pour toute l’Afrique, environ 20 milliards de dollars seulement ont été investis dans la génération et 10 milliards de dollars dans les réseaux, toutes sources confondues, alors qu’il faudrait plus de 120 milliards de dollars d’investissements annuels. Les institutions de financement du développement (DFIs) ne peuvent pas financer, à elles seules, le développement du secteur électrique du continent. Le secteur doit donc s’appuyer sur les investissements privés, mais les initiatives des DFIs pour l’électrification de l’Afrique peuvent être source de confusion et de dédoublement. Ces dernières rentrent parfois en compétition directe entre elles et avec le secteur privé dans des secteurs comme la génération. Il conviendra de clarifier les rôles des différents acteurs présents dans les secteurs électriques de la région, afin d’inciter l’investissement privé, primordial, dans des segments qui ne parviennent pas à être développés par le marché, comme les infrastructures réseaux.
Les investissements privés, notamment dans les énergies renouvelables sont aussi limités par la mauvaise situation financière des entreprises publiques de services d’électricité. Celles-ci sont enfermées dans un cercle financier vicieux, qui diminue la qualité du service, accroît leurs coûts et alimente plus encore leurs difficultés financières. Après des décennies de réformes inabouties, les systèmes électriques n’ont que peu évolué et les IPP restent souvent à produire à la marge de marchés où les entreprises publiques ont gardé un fort contrôle. Dans de nombreux pays cependant, face à l’augmentation de la population urbaine et à la difficulté du secteur à se développer au même rythme, la faible fiabilité du réseau a conduit les populations et les entreprises à devenir plus autonomes vis-à-vis du réseau central. Cela n’est pas sans conséquences sur le développement du secteur. La priorité devrait être de s’assurer que la situation du socle financier du système, c’est-à-dire le sous-secteur de la distribution, s’améliore : qualité satisfaisante du service donné aux consommateurs, infrastructures bien entretenues et revenus issus de la vente d’électricité dûment collectés. Dans ce cadre, les technologies des réseaux intelligents vont être amenées à jouer un rôle clé.
En Afrique subsaharienne, les stratégies de développement des réseaux intelligents ne peuvent pas se calquer sur celles des autres régions du monde. Elles doivent avant tout chercher à déterminer dans quelle mesure ces nouvelles technologies pourraient répondre aux besoins de court terme des réseaux subsahariens. Il s’agit donc, dans un premier temps, d’utiliser ces nouvelles technologies pour améliorer la collecte des revenus, ainsi qu’améliorer la fiabilité et la résilience du réseau.
Le compteur intelligent est la figure de proue des réseaux intelligents. Ils permettent des gains multiples pour l’ensemble de la filière : augmenter la collecte des revenus et diminuer les vols pour les sociétés de distribution ; économies d’énergie, protection contre les surfacturations et nouveaux services pour les consommateurs. Cependant, le déploiement de ces technologies à l’échelle du continent fait face à différents écueils. Le manque de normes et de standards limite la création d’un environnement compétitif au niveau continental qui contraint de fait les baisses potentielles de coût. Ces normes sont aussi nécessaires pour prévenir les problèmes de compatibilité des compteurs intelligents avec les spécificités locales, technologiques et environnementales. De plus, d’autres facteurs sociaux comme la prévalence d’habitats collectifs dans certains pays africains peuvent limiter les incitations des foyers résidentiels à adopter ces technologies.
Pour améliorer la gestion des réseaux et améliorer la fiabilité de l’approvisionnement électrique, des systèmes de contrôle et de gestion automatiques peuvent être déployés. Ceci afin par exemple de détecter des pannes, leur localisation et d’en résoudre certaines à distance rapidement. Cela permet de réduire sensiblement la durée des coupures de courant et donc les pertes économiques associées. À plus long terme, ces systèmes permettraient de passer d’une logique d’amélioration de la gestion du réseau à une logique d’optimisation, notamment dans la maintenance des actifs.
Avec le développement des technologies digitales, de nouveaux marchés s’ouvrent comme celui des batteries de stockage. Celles-ci peuvent être utilisées sur toute la chaîne de valeur du secteur électrique, notamment pour améliorer la fiabilité et la qualité de l’approvisionnement électrique. Les batteries peuvent avoir plusieurs fonctions comme participer à réguler la fréquence de façon automatique sur le réseau, écrêter la surproduction des énergies renouvelables pendant les périodes de faible demande, ou encore servir de batterie de secours chez les consommateurs.
Enfin, la numérisation des réseaux centralisés n’est pas le seul moyen pour développer un secteur électrique plus résilient. De nouvelles solutions innovantes émergent dans les zones où le réseau est particulièrement instable comme les mini-réseaux connectés.
Après plusieurs décennies de réformes, la situation des secteurs électriques n’a que très peu évolué et la place des énergies renouvelables dans le mix électrique du continent reste encore marginale. Seule une amélioration rapide de la viabilité financière des entreprises de service d’électricité, grâce aux technologies digitales, permettrait un basculement vers les réseaux intelligents et le déploiement à grande échelle des énergies renouvelables sur le continent. Une coopération étroite entre les institutions publiques et le secteur privé est plus que jamais nécessaire.
Source : Ifri