IL FAUT RÉDUIRE LES TENSIONS AUTOUR DES EAUX DU NIL
Franck GALLAND, spécialiste des questions sécuritaires liées aux ressources en eau et membre de (Re)sources, s’exprime dans le Monde.fr
Dimanche 29 juillet, l’hommage de l’Ethiopie à Simegnew Bekele, le directeur du projet de barrage Renaissance, retrouvé trois jours plus tôt tué d’une balle dans la tête à Addis-Abeba, en dit long sur le climat de tension existant autour de ce chantier. La foule, rassemblée à l’endroit même où l’ingénieur a été retrouvé assassiné, a manifesté son émotion mais également sa colère, réclamant justice pour la victime et l’élucidation de ce crime susceptible de tourner en affaire d’Etat mais également, si l’on n’y prend garde, en confrontation régionale.
Simegnew Bekele était le visage du projet Renaissance, pièce maîtresse du développement de l’Ethiopie dans les années à venir, puisque le barrage représentera la plus grande réserve d’eau douce (63 milliards de m3) et la plus imposante puissance hydroélectrique (6 000 MW) d’Afrique. Il doit également permettre de fournir l’énergie dont l’Ethiopie a besoin pour soutenir une croissance annuelle à deux chiffres. Le « Tigre africain », partenaire stratégique de la Chine, doit répondre à un défi démographique de taille, avec 118 millions d’habitants attendus à horizon 2030.
Ce barrage, dont la mise en eau est prévue fin 2019, a toujours été l’épicentre de tensions régionales. L’assassinat de son ingénieur en chef ne va rien arranger, car raccourcis et amalgames peuvent être vite faits et avoir pour conséquence de faire entrer l’Ethiopie dans un nouveau cycle de tensions avec ses deux grands voisins situés en aval du Nil, le Soudan et l’Egypte.
Avant la pose de la première pierre, le 2 avril 2011, par le défunt premier ministre Meles Zenawi, Robert Rotberg, qui dirigeait alors le programme sur les conflits transfrontaliers à la Kennedy School of Government d’Harvard, avait eu raison d’appeler le département d’Etat américain à jouer les intermédiaires entre l’Egypte et l’Ethiopie, deux pays alors sous perfusion financière de Washington, afin que la tension latente au sujet des eaux du Nil ne dégénère pas.
Hérodote disait que l’Egypte est un don du Nil, ce qui est particulièrement vrai en ce début de XXIe siècle puisque le fleuve fournit au pays 94 % de ses ressources en eau renouvelables. Or cet apport historique pourrait être altéré par la mise en eau du barrage Renaissance, si les études d’impact technique et environnemental viennent confirmer les craintes égyptiennes. Ce barrage est donc un casus belli pour le président Abdel Fattah Al-Sissi.
Il est vrai que son prédécesseur, Mohammed Morsi, avait ouvertement fait étudier différentes options rendant possible l’usage de la force ou de la déstabilisation envers l’« hydropuissance » qu’entend devenir l’Ethiopie. En témoigne un film tourné visiblement à l’insu des protagonistes d’un comité stratégique réuni le 3 juin 2013, un mois avant la destitution de M. Morsi.
Dans une séquence de six minutes postée sur YouTube, chacun des participants avait laissé libre cours à son imagination. A titre d’exemples, il était clairement question de manœuvres clandestines visant à déstabiliser l’Ethiopie par un soutien à des mouvements insurrectionnels, d’une action des services de renseignement égyptiens depuis l’Erythrée ou la Somalie, et même d’une opération d’intox montrant que l’Egypte se donnait les moyens militaires et aériens d’intervenir pour stopper les projets éthiopiens.
Franck Galland est spécialiste des questions sécuritaires liées aux ressources en eau. Chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique, il a publié Le Grand Jeu. Chroniques géopolitiques de l’eau (CNRS Edition, 2014).