Jason Hickel : « La croissance économique de l’Europe repose toujours sur l’appropriation de biens du Sud »
Pour l’anthropologue économique Jason Hickel, sortir du capitalisme est urgent pour éviter la catastrophe écologique. Il revient ici sur sa critique de la course à la croissance, qui est au cœur de son livre Less Is More: How Degrowth Will Save the World, publié en 2020. Un entretien en deux temps. Première partie.
Vous écrivez qu’en visant la croissance économique, nous nous trompons d’objectif. Pour quelle raison est-ce selon vous un mauvais objectif ?
Avant toute chose, rappelons que le principal problème est que la quête de la croissance entraîne une dégradation écologique planétaire. Il existe un lien très étroit entre PIB et impact écologique des activités humaines : plus le PIB augmente, plus l’utilisation de ressources et d’énergie augmente. L’utilisation croissante de ressources pose un problème car elle entraîne la destruction d’habitats naturels et l’effondrement de la biodiversité. L’augmentation de la consommation d’énergie est quant à elle problématique car elle rend plus difficile la réduction des émissions de carbone indispensable d’ici 2030 selon l’agenda international pour espérer maintenir le réchauffement climatique à deux degrés d’ici 2100.
Toutefois, tout le monde n’en est pas responsable de la même façon. Nous faisons parfois référence à l’époque actuelle comme à l’anthropocène, mais ce terme est en fait biaisé. Ce ne sont pas les humains en tant que tels qui sont à l’origine de la crise, mais un petit nombre de pays aux revenus élevés, et de loin.
Les pays à haut revenus consomment en moyenne 28 tonnes de ressources par personne et par an : c’est quatre fois plus que ce que les écologistes estiment être un niveau soutenable. Dans le même temps, les pays à faibles revenus consomment seulement 3 tonnes de ressources par personne et par an, ce qui respecte des seuils de consommation acceptables.
Ce que vous dites sur les pays riches plus gourmands en énergie est bien admis aujourd’hui. Pourtant, nous poursuivons dans cette voie de la croissance à tout prix. Pourquoi ?
Nous partons du principe qu’elle améliore la qualité de vie des gens et qu’elle a des effets positifs sur le plan social. Mais cette hypothèse est fausse. Passé un certain point – point que les pays à haut revenus ont largement dépassé –, la corrélation entre PIB et indicateurs sociaux n’est plus du tout réelle.
Prenons l’exemple des États-Unis. Le PIB par habitant y est de 65 000 dollars, ce qui en fait un des pays les plus riches du monde. En Espagne, le PIB par habitant est inférieur de 55 %, et pourtant, l’Espagne surpasse les États-Unis au niveau des indicateurs sociaux, l’espérance de vie y est de cinq ans supérieure. Il est possible d’atteindre des indices très élevés de bien-être humain avec des niveaux de PIB relativement bas. Le secret de bons indicateurs sociaux, c’est la répartition équitable des revenus et l’accès universel aux services publics (la santé, l’éducation, les transports) et à un logement abordable. Voilà ce qui compte.
Dans Less Is More, vous avancez qu’on nous raconte une fausse histoire sur la naissance du capitalisme et sur sa nature même. Qu’en est-il ?
Quand on parle de capitalisme, les gens ont tendance à penser aux marchés et au commerce. Or les marchés et le commerce existaient déjà depuis plusieurs milliers d’années quand le capitalisme est apparu, et ils sont à peu près inoffensifs en tant que tels. La spécificité du capitalisme, c’est qu’il est dépendant et organisé autour du principe d’expansion perpétuelle. C’est ce que nous appelons « la croissance » et c’est le premier et le seul système économique de l’histoire de l’humanité à être intrinsèquement expansionniste.
La question à se poser est donc la suivante : d’où vient ce système ? Il n’est pas apparu spontanément. Il a surgi en Europe dans le cadre d’une tentative organisée par les élites pour démanteler les sociétés libres et démocratiques qui avaient émergé avec la fin du servage. Le but était clairement de faire baisser les salaires et de restaurer les schémas d’accumulation dont les seigneurs jouissaient à l’époque féodale. Ils ont utilisé les enclosures pour forcer les communautés à quitter leurs terres, créant une masse de personnes pauvres qui n’ont eu d’autre choix que de vendre leur force de travail pour quelques centimes dans le simple but de survivre.
Quand et comment ce nouveau modèle économique s’est-il imposé aussi dans les pays du Sud ?
Exactement au même moment, un processus similaire s’est déroulé dans le monde colonisé. En effet, la révolution industrielle dépendait de l’extraction violente de ressources et de main-d’œuvre dans les pays du Sud. Prenons l’exemple du coton, matière première au cœur de l’industrialisation de l’Angleterre. Il ne pousse ni en Europe continentale, ni où que ce soit en Angleterre. Il a été cultivé par des Africains réduits en esclavage sur des terres volées aux Amérindiens.
La croissance économique de l’Europe a toujours reposé, en fin de compte, sur l’appropriation de biens dans les pays du Sud. Dans Less Is More, je montre comment cela se perpétue aujourd’hui. Les hauts niveaux de consommation dans les pays riches ne sont rendus possibles que par l’appropriation, très inéquitable, de flux massifs de ressources et de mains-d’œuvre dans les pays du Sud.
Selon vous, la solution est de remplacer le capitalisme par la décroissance. De quoi s’agit-il ?
La décroissance, c’est un concept assez simple. Il s’agit de planifier une réduction de l’utilisation des ressources et de l’énergie dans les pays à hauts revenus, pour ramener les économies à un équilibre juste et durable avec le reste du vivant. Nous savons que les pays riches peuvent fournir des niveaux élevés de bien-être humain en utilisant bien moins de ressources et d’énergie qu’actuellement. Il faut simplement répartir les revenus plus équitablement et organiser l’économie autour de la satisfaction des besoins réels, plutôt qu’autour de l’accumulation de biens par des élites.
À l’heure actuelle, la théorie économique dominante veut que tous les secteurs croissent, année après année, que nous en ayons besoin ou non, et quel que soit le niveau de richesse d’un pays. Il est totalement irrationnel de gérer une économie comme cela. Nous devrions plutôt parler des secteurs que nous avons vraiment besoin de développer – comme les énergies renouvelables, la santé publique, les transports en commun, etc. – et de tout ce qui est clairement trop consommateur comme les SUV, les voitures individuelles, la fast fashion, le bœuf industriel, l’armement, la publicité, l’obsolescence programmée, etc.
Mais dans un système démocratique, comment décider quels secteurs méritent d’être développés ou de disparaître ?
Ce qui est intéressant, c’est que si vous demandez aux gens quels secteurs sont socialement inutiles et devraient décroître, ils vont rapidement donner une liste très similaire à celle que je suggère. Les gens savent quels secteurs économiques répondent aux besoins humains, et lesquels sont principalement organisés autour du profit et des intérêts des entreprises.
La mise en œuvre ne serait pas non plus particulièrement difficile. Nous limitons et réglementons déjà certaines productions que nous considérons comme destructrices comme les drogues addictives, les armes à feu, etc. Il n’y a aucune raison que nous ne puissions pas étendre cette logique à la publicité, aux énergies fossiles, aux jets privés et aux SUV.
Nous pouvons limiter la taille des nouvelles maisons. Nous pouvons stopper la pratique de l’obsolescence programmée, qui veut que les entreprises conçoivent des produits pour qu’ils tombent en panne très rapidement. Nous pouvons introduire des extensions de garantie et des droits à la réparation. Nous pouvons réduire le gaspillage alimentaire. Nous pouvons créer des schémas de rationnement équitables pour les vols commerciaux, par exemple, sur le principe des quotas d’énergie échangeables [les tradable energy quotas désignent un système national d’échange d’émissions et d’énergie soumis au Parlement britannique durant les années 2010 avant d’être abandonné, NDLR]. Ce ne sont pas les mesures politiques possibles qui manquent.
Quand on dit décroissance, on entend chute de la croissance et donc récession. Quel est le rapport entre les deux concepts ?
La décroissance et la récession sont deux choses totalement différentes. Une récession est une contraction non planifiée de l’économie qui finit par nuire à des secteurs socialement importants, à faire du mal aux pauvres et à exacerber les inégalités. La décroissance produit l’effet contraire : elle vise spécifiquement à réduire la production écologiquement destructive et socialement inutile, et elle le fait de façon à réduire les inégalités et à améliorer la vie des gens. Nous avons des mots différents parce que ce sont des choses différentes.
Si on met en œuvre la décroissance, notre économie nécessitera moins de travail. Nous pourrons alors raccourcir le temps de travail hebdomadaire et partager l’emploi utile à parts égales, profitant ainsi davantage des loisirs. Il est intéressant de noter que raccourcir la semaine de travail a un impact positif important sur la santé des gens, le bonheur et le bien-être, en plus de permettre des réductions spectaculaires de la consommation d’énergie et des émissions.
Propos recueillis par Aurélie Darbouret
Source : ideas4development