Au Sénégal, l’eau en communs
Dans la zone côtière des Niayes, des expériences de gestion locale de l’eau inspirées du principe des « communs » pour concrétiser les aspirations à une gouvernance démocratique et à une expertise citoyenne.
Dakar, décembre 2019 : coupure d’eau dans plusieurs quartiers de la capitale. On ne sait pas combien de temps cela va durer. Parfois, il faut attendre la nuit pour espérer voir un filet d’eau remplir les seaux et bassines qui s’accumulent. Et parfois, même la nuit, l’eau ne vient pas. À quelques dizaines de kilomètres de là, en zone rurale, certains villages n’ont simplement pas accès à un réseau d’eau : forage en panne ou pas de forage tout court.
Globalement en 2015, en Afrique subsaharienne, seulement 24% de la population avait accès à une source sûre d’eau potable. Mais la question de l’eau ne s’arrête pas à celle de l’eau potable qui ne constitue que 12% des prélèvements en eau de la planète contre 19% pour l’industrie et 69% pour l’agriculture (élevage et aquaculture compris).
Manque d’investissements, problèmes techniques, mauvaise gestion, pollution, gaspillage, ou encore épuisement des ressources, et finalement conflits… les enjeux sont multiples. Face à la complexité des situations, les États font appel à des experts pour réaliser des études, ou encore à des sociétés privées de distribution des eaux comme délégataires de service public, masquant ainsi deux dimensions fondamentales : d’abord la gestion de la ressource elle-même – et non plus seulement du service – car les situations de surexploitation se multiplient ; ensuite son aspect politique – au sens étymologique du terme, c’est-à-dire qui concerne les citoyens –, et cela d’autant plus que les situations de pénurie impliquent un partage de la ressource, et donc des choix.
Au Sénégal, la zone des Niayes concentre justement un grand nombre d’enjeux liés à l’eau : écosystème de la bordure littorale entre Dakar et Saint-Louis, aux ressources en eau presque exclusivement souterraines, elle est le théâtre d’intenses activités horticoles et minières qui épuisent et polluent les aquifères, générant dégâts environnementaux et conflits sociaux. En dépit de l’intérêt porté aussi bien par les chercheurs, les autorités politiques que les opérateurs de développement, les ressources en eau de la zone semblent s’épuiser inexorablement dans un contexte de croissance démographique et de changement climatique accroissant la vulnérabilité des habitants du territoire.
Assurer l’accès à la ressource et sa pérennité
En 1968, dans un essai devenu célèbre depuis, Garett Hardin théorisait La Tragédie des communs : processus de surexploitation qui menacerait toute ressource en accès libre (pâturages, ressources halieutiques, forêts, ressources en eau, etc.). Bien que sa théorie et surtout ses conclusions pro-néolibérales aient été largement battues en brèche, force est de constater que plusieurs tragédies des communs sont en cours aujourd’hui. Les ressources en eau de la zone des Niayes semblent être de celles-là.
À la théorie trop étroite d’Hardin, Elinor Ostrom – Nobel d’économie en 2009 – avait pourtant opposé en 1990 la notion de communs, ressources partagées dont la gestion collective assurerait la pérennité. Ainsi, outre la ressource, un commun suppose l’existence d’une communauté qui gère les conditions d’accès à la ressource, organise son renouvellement et la préserve contre les menaces extérieures, grâce à un mode de gouvernance choisi par la communauté elle-même. Les travaux d’Ostrom (ré)affirmaient donc qu’au-delà du marché ou de l’État, la perspective d’une gouvernance locale et démocratique des ressources était parfois possible et souhaitable.
C’est en s’appuyant sur « l’approche par les communs » que sont nées, dans quelques communes de la zone des Niayes, les « plateformes locales de l’eau » (PLE), structures de gouvernance communale (voire intercommunale) en charge de la gestion de l’eau. Accompagnés par l’ONG Gret, des acteurs des territoires (usagers, techniciens, autorités), regroupés pour une gestion durable, équitable et efficace des ressources en eau, ont façonné des dispositifs de gouvernance innovants, formalisés par les statuts et règlements associatifs des PLE. Dans leur charte, ces dernières préconisent « une gestion raisonnée de l’eau, en prélevant la ressource à un rythme lui permettant de se renouveler ; en partageant la ressource durablement disponible entre les différents usages de manière équitable mais préférentiellement pour les usages ne portant pas atteinte à l’environnement ; en protégeant les ressources naturelles du territoire ; en encadrant voire limitant toutes les activités présentant un risque de pollution des ressources en eau ; et en partageant les informations et connaissances relatives aux ressources en eau de la zone ».
Gouverner démocratiquement
Cette initiative soulève toutefois un certain nombre de questions sur sa pertinence autant que sur sa mise en œuvre. Deux d’entre elles, si elles concernent la gestion des ressources en eau dans la zone des Niayes, interrogent en réalité l’aspiration démocratique plus généralement dans son application. D’une part, quelle est la légitimité procédurale de ces institutions à porter l’intérêt général ? D’autre part, quelle est leur légitimité scientifique ou technique à gérer raisonnablement les ressources en eau de leur territoire ?
Dans l’approche par les communs, le mode de gouvernance est défini par la communauté, ce qui suppose au préalable de poser les limites de celle-ci. Au commencement, les PLE rassemblaient une trentaine d’acteurs choisis par le Gret dans la diversité des usagers recensés sur les territoires, des services techniques locaux travaillant en lien avec les ressources en eau, et des autorités administratives et coutumières en présence. Ouvertes à tous, leurs compositions ont évolué avec le temps pour réunir les acteurs les plus engagés qui avaient le temps de s’investir dans le processus. Qui ne dit mot consent ? La disponibilité reste un obstacle majeur à la participation et, bien souvent, les plus pauvres sont ainsi discrètement exclus des processus de négociation politique.
Malgré cela, pas à pas, les PLE ont construit leur système de gouvernance : au modèle assez classique de structure associative, elles ont substitué un mode de prise de décision par vote de valeur, c’est-à-dire basé sur l’appréciation de chaque option, après échanges et débats d’idées. En outre, l’organe exécutif de l’institution est un comité directeur qui n’est ni élu, ni nommé, mais défini en fonction d’un bilan de présence des acteurs aux réunions de l’association. Ainsi, seules les personnes les plus engagées ont un pouvoir décisionnaire sur les orientations stratégiques. Gage du dynamisme des structures, ce choix ne peut toutefois pas garantir une représentativité, qu’elle soit géographique, socioprofessionnelle, d’âge ou de genre. Ce facteur limitant a donc été débattu au sein des PLE et, pour mieux équilibrer les rapports de forces entre différents groupes d’intérêts, le Gret a proposé de mettre en place des collèges au sein du comité directeur. Les voix des acteurs seraient ainsi pondérées afin d’accorder le même poids à chaque collège. Cette proposition a pourtant été rejetée par les PLE, au motif qu’il « ne serait pas démocratique de déroger au principe : une personne, une voix »…
Enfin, dernière barrière à la légitimité procédurale des PLE : la rigidité du cadre législatif sénégalais. En effet, non seulement ces institutions ne sont pour l’instant pas reconnues par l’État, mais le processus de décentralisation, en théorie consacré par le code général des collectivités locales de 2013, semble buter sur la tradition jacobine de l’État, héritage colonial encore très prégnant. Aussi, le pouvoir de décision des PLE reste extrêmement limité, pour ne pas dire inexistant. La révision du code de l’eau, en cours depuis 2014 (!), offre cependant l’espoir d’une reconnaissance légale des PLE, avec – on l’espère – un réel pouvoir réglementaire local pour une gestion tangible des ressources en eau.
Construire l’action publique
Mais la gestion des ressources en eau peut-elle être laissée aux profanes ? D’aucuns diront volontiers que cela demande des connaissances scientifiques ou techniques, qu’il faut être en mesure de comprendre les enjeux, les dynamiques, les contraintes, les risques, les incertitudes, qu’il faut pouvoir se projeter, planifier, puis assurer un suivi et enfin une évaluation des activités et politiques menées. Bref, un domaine inaccessible au commun des mortels… L’expérience des PLE a été volontairement construite sur le postulat inverse : parce qu’il ne faut pas laisser aux experts (ou prétendus tels) le droit de décider à la place des citoyens, il faut rendre ces derniers capables de décider par eux-mêmes, en connaissance de cause.
Conçues presque comme un projet d’apprentissage collectif, les PLE ont donc fait découvrir, à travers des jeux, scènes de théâtre, présentations et mises en débats, des domaines aussi variés que l’hydrogéologie, la prospective territoriale, l’agroécologie, la législation sur les usages de l’eau, les critères et tests pratiques de qualité de l’eau ou encore la démographie et les méthodes de plaidoyer ! Initialement traités et animés par le Gret, les sujets commencent à être préparés par les PLE elles-mêmes, selon leurs intérêts et leurs méthodes, mais toujours dans une dynamique de partage des connaissances et de mise en débat. Ce dernier point a en outre été méthodologiquement étudié afin d’amener les acteurs à aiguiser leur sens critique et à affûter leurs arguments. Par exemple, une fois le cadre législatif et réglementaire de l’usage des ressources en eau présenté et discuté, les PLE ont travaillé à identifier les points qui leur paraissaient problématiques, à expliciter pourquoi, puis à formuler des propositions d’amendement argumentées.
L’histoire des PLE peut être appréhendée comme une construction d’action publique. Qu’elles soient des instruments d’émancipation des territoires, des arènes d’apprentissage collectif ou des expérimentations démocratiques, ces structures de gouvernance locales des ressources en eau suivent un processus pour parvenir à transformer les ressources en eau de la zone en véritable « commun ». Du reste, dans un contexte mondial de crise démocratique, conjuguée à une crise environnementale sans précédent, la nécessité de faire le lien entre démocratie et environnement doit être sans cesse réaffirmée pour, enfin, être réellement prise en compte dans la conception de nouvelles politiques publiques.
Aline Hubert
Source : Regards.fr